De la corruption (Seconde Partie) / Par Ishaq Ahmed Cheikh-Sidia, Economiste

3 March, 2015 - 18:33

Dans la première partie de cet article, j’ai tenté de jeter un éclairage succinct sur le phénomène de corruption, ses effets et ses causes. J’ai souligné que parmi ces dernières, il en est une, probablement plus marquée chez nous qu’ailleurs, qui est passée sous silence dans les analyses qui prolifèrent çà et là. Il s’agit d’un certain mimétisme qui ne se rattache d’ailleurs pas uniquement au cas d’espèce, mais se retrouve dans bien d’autres domaines. Aristote n’avait-il pas remarqué que notre espèce était la plus apte à l’imitation ? Il aurait pu ajouter : «et au mimétisme (comportemental)».

Mon propos n’est pas d’affirmer que ce facteur est la cause première de la corruption en Mauritanie (et encore moins son origine unique), mais qu’il joue vraisemblablement – et a sans doute joué – un rôle significatif dans tout processus corruptif.

Comment le mécanisme mimétique s’active-t-il? Bergson avait déjà noté que : « dans l’apprentissage d’un exercice, nous commençons par être conscients de chacun de nos mouvements, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix, puis à mesure que les mouvements (…) deviennent plus mécaniques, nous dispensant ainsi de décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. » ?(1)

On pourrait par analogie, appliquer ce passage bergsonien à un processus corruptif dont l’origine, une imitation (choix réfléchi, conscient), se serait par la suite muée en mimétisme (mécanique, inconscient). Ainsi, celui qui s’est adonné à la corruption en voulant tout simplement au départ imiter un ami, une connaissance (qui mène grand train) et qui s’est vu par la suite entrainer (presque malgré lui) dans un cycle infernal qu’il ne maîtrise pratiquement plus(2), alors de coupable, cette personne est en quelque sorte devenue victime.

Si ce thème « novateur» du mimétisme (pour reprendre le terme heureux d’un observateur averti de la scène nationale et fin connaisseur de nos mœurs sociologiques), réussit à éloigner un tant soit peu de nos concitoyens, ce spectre lancinant, cette étiquette abominable de terreau de la délinquance dont certains voudraient bien les affubler, il aura alors contribué un tant soit peu à faire avancer le débat et partant, faire ancrer l’idée que la corruption, étrangère à nos valeurs, n’est pas une fatalité et qu’elle peut efficacement être combattue, moyennant les efforts de tous, gouvernants et gouvernés.

Ces efforts feront justement l’objet de cette seconde partie qui, comme annoncé dans la première, comprendra deux volets : d’abord, les actions entreprises en Mauritanie pour lutter contre la corruption seront abordées  mais comme tout au long de cet article, avec un accent particulier sur certains aspects habituellement occultés ou insuffisamment analysés dans le débat sur la question (II). Puis, seront esquissés les contours de ce que nous pensons pouvoir constituer les bases d’une vision d’avenir dans ce domaine (III).

 

II. Des initiatives marquantes

Les éléments d’analyse proposés dans ce qui suit n’ont aucunement la prétention de mettre tout le monde d’accord, encore moins de clore le débat. J’espère, au contraire, que les imperfections et les lacunes de cette analyse susciteront des réactions de la part des observateurs de la scène nationale, à même de faire avancer la réflexion.  Au demeurant, pour que celle-ci ait un minimum de portée et de crédibilité, il est judicieux d’éviter, là comme ailleurs, d’avancer des arguments, des affirmations ou des thèses fantaisistes ou démentis par la réalité. On peut naturellement être pour ou contre, mais l’essentiel est de faire montre d’objectivité et de bons sens.

J’avais signalé dans la première partie que le thème de la corruption, naguère tabou, est devenu, ces dernières années, au centre des débats et joutes politiques en Mauritanie. Le mérite premier en revient incontestablement au Pouvoir en place. Non pas que la corruption était absente des sujets évoqués ou débattus avant l’avènement de ce Pouvoir ;  non pas qu’elle n’était pas perçue comme l’un des fléaux à éradiquer, l’une des tares à bannir. Mais elle n’était évoquée que de manière épisodique, incidente, sans lendemain. Il était pratiquement impossible de vouloir aller plus loin, de mener des investigations poussées. Et, semble-t-il, tout le monde y trouvait son compte. Le fait nouveau est que, pour la première fois, la corruption s’impose à tous de manière décisive, du moins au sein de l’Administration, comme l’ennemi numéro un, l’écueil principal à surmonter sur la voie du progrès et de la justice.

Secouer le cocotier

Dans ce cadre, reconnaissons-le, dès leur avènement, les autorités actuelles n’ont cessé de marteler la nécessité de mettre la lutte contre la corruption au cœur de toute action publique. C’est le même leitmotiv un peu partout. Une véritable secousse tellurique avec des répliques qui essaiment alentour.

On ne saurait être surpris d’une telle secousse. Il y a un moment où il faut agir. Nul n’est besoin de rappeler que plus une situation perdure, plus on a tendance à s’y complaire et plus il devient de plus en plus ardu de s’en extirper. Il fallait secouer le cocotier, donner un grand coup de pied dans la fourmilière pour faire émerger de la léthargie, (r)éveiller les consciences, faire réfléchir. C’est ce qu’à réussi le Pouvoir et c’est une première étape primordiale sur la voie de la rédemption. Agir de la sorte n’équivaut point, de mon point de vue, à une quelconque infantilisation des citoyens dès lors qu’il s’est agi, pour une fois, d’un sujet consensuel comme la lutte contre la corruption.

Quelles mesures ont été prises ? Quels en sont les impacts ?

Des mesures palpables

Dès 2010, une stratégie nationale de lutte contre la corruption (SNLC) a été élaborée et adoptée en conseil des ministres. La SNLC, élaborée de manière participative (administration, société civile, partenaires au développement), est fondée sur des objectifs mesurables, traduits en mesures concrètes. Ses principaux axes portent sur l’information et la sensibilisation, les mesures de prévention, les mesures de sanction et la coopération internationale.

Parmi d’autres mesures concrètes,  et conformément aux orientations de la SNLC, un comité de suivi de la stratégie a été créé et un projet de loi d’orientation sur la lutte contre la corruption adoptée. Le comité de suivi est un organisme mixte qui réunit des représentants de la Société civile, du secteur privé et de l’Etat. Sa mission principale consiste à suivre la mise en œuvre de la stratégie.

En outre, deux observatoires indépendants de la corruption ont vu le jour et sont déjà opérationnels. Organismes non gouvernementaux, ils sont chargés de la collecte de données sur ce phénomène, la réception de plaintes et l’assistance aux victimes de la corruption.

Un ensemble d’autres actions effectives ont été entreprises ces dernières années ; elles ont trait, entre autres, aux domaines institutionnel (redynamisation d’organes de contrôles, élaboration de textes juridiques, etc.), aux finances publiques, au climat des affaires (code des investissements, guichet unique, etc.), et à la sensibilisation.

Quel(s) impact(s) réel(s) ?

L’impact principal et décisif est un changement de mentalités vis-à-vis de la corruption et de l’attitude face à la chose publique. D’aucuns s’empresseraient de faire remarquer qu’il serait un peu hâtif de parler de Changement de mentalités, dès lors que des cas de détournement de deniers publics sont régulièrement découverts, que des fonctionnaires sont incarcérés pour avoir confondu leurs biens personnels et ceux de l’Etat, etc.

Pourtant, il nous semble indéniable que quelque chose ait bougé du côté de l’Administration. Pour s’en convaincre, il suffit de demander aux « usagers », ceux qui viennent en général, non pas pour recouvrer un droit ou s’acquitter d’une obligation, mais pour chercher le « filon », « l’occasion », de conclure avec célérité une « affaire » juteuse ; ou pour essayer, par exemple, de « caser » quelqu’un. Ils vous répondront : « C’est fini, ces choses-là ; personne ne veut plus s’engager avec nous ». Et d’ajouter d’un air blasé : « matleina jabrin chi lidara matlat kiv kanet.»(3)

Est-ce pour autant une preuve de l’éradication du fléau au niveau des arcanes administratifs ? On ne franchira pas ce pas. Au demeurant, si la corruption n’existait plus, personne n’en aurait plus parlé et l’Etat n’aurait pas eu besoin d’élaborer une stratégie ad hoc et prendre des mesures pour la combattre.

« Lidara matlat kiv kanet ». Ce constat est crucial et conditionne tout le reste, de mon point de vue. Si à tous les niveaux administratifs, tous sentent cette volonté inébranlable de l’Etat, cette épée de Damoclès brandie, qui empêche les délinquants de tout bord de se sentir hors de portée, alors et alors seulement, des réformes en profondeur deviennent possibles.

C’est là aussi une différence de taille par rapport à des situations qui auraient prévalu auparavant. A ce propos, on m’a rapporté l’anecdote suivante. Un de nos anciens chefs d’Etat à qui des notables d’une tribu demandait des privilèges, répondit, l’air courroucé : « Ah non ! Je vous ai donné tel poste important dans l’Administration, à charge pour votre fils d’accéder à vos doléances ». Notez l’emploi du verbe « donner » qui exprime un transfert de propriété, une sorte de blanc seing pour utiliser à loisir la « nouvelle possession ». Cette anecdote en dit long sur un certain état d’esprit alors ambiant.

Cette histoire est corroborée par des faits similaires qu’on a tous, peu ou prou, vécus. Ainsi la plupart d’entre nous se rappellent que lorsque quelqu’un était nommé à un poste, ses parents, amis et connaissances s’empressaient de lui demander de la manière la plus crue si ses nouvelles fonctions étaient « intéressantes », entendez par là « juteuses » (vih chi ? ). C’est dire que c’était la course de fond aux postes administratifs, car pensait-on, c’est une garantie d’enrichissement rapide, peu importait de quelle manière.

Dans ces conditions, il était grand temps d’agir et l’Etat a agi. C’est là un premier acquis qu’il faut coûte que coûte préserver. Reste à transformer l’essai.

Un changement de perception ?

Pour l’ONG Transparency International, « saisir la perception des acteurs sur le degré de corruption dans le secteur public, reste le moyen le plus fiable pour faire des comparaisons ». La perception des acteurs a-t-elle changé ? On a vu supra que certains « usagers » de l’Administration ne la voient plus de la même manière et pensent que les pratiques d’antan n’existent plus.

Si tel est le cas, comment donc expliquer les interpellations et poursuites judiciaires pour détournement qu’on observe ici ou là ? Là encore, pour Transparency International, qui est la référence dans ce domaine : « Le nombre de pots-de-vin rapportés, le nombre de poursuites judiciaires en cours, ou les procès directement liés à la corruption, ne peuvent constituer des indicateurs définitifs du niveau de corruption. Ils sont davantage révélateurs de l’efficacité dont font preuve les structures de contrôle pour enquêter sur des cas de corruption ou les révéler au public ».

Bon, pourquoi alors la Mauritanie occupe aujourd’hui la 124ème place (sur 175 pays) dans le classement de l’indice de perception effectué par cette même Transparency International ?A cette question, des éléments de réponse pourraient être recherchés à travers, primo, le fait que la méthodologie, la qualité des réponses, la qualification des sondés jouent un rôle important dans les résultats (ce ne sont après tout que des sondages avec des points forts et des points faibles) ; secundo, que même si un pays quelconque prend des mesures efficaces de lutte contre la corruption, il faut un temps avant de pouvoir en évaluer réellement l’impact. C’est le cas pour toute stratégie à moyen et long termes.

 

III. Un chemin encore long mais des opportunités à saisir

Il va sans dire qu’un phénomène aussi bien ancré que la corruption, ne pourra pas être éradiqué du jour au lendemain. Il est tout aussi loisible d’affirmer que plus l’Etat accentue son étreinte et limite la marge de manœuvre des spécialistes du détournement des deniers publics, plus ceux-ci s’ingénient à trouver de nouvelles méthodes de plus en plus sophistiquées pour parvenir à leurs fins.

Canaliser les efforts?

En matière de lutte contre la corruption, la littérature sur le sujet foisonne de méthodes et de mesures plus ou moins applicables, plus ou moins adaptées au contexte et réalités de chaque pays. La Stratégie nationale de lutte contre la corruption pour sa part, prévoit un dispositif alliant entre autres, des mesures de sensibilisation, de prévention et de sanction.

Parmi les mesures prévues par la SNLC, il y a lieu de souligner celles relatives au code de déontologie des fonctionnaires, à l’adoption de la déclaration de l’entreprise citoyenne, à une meilleure coordination des activités des organes de contrôle, et à l’élaboration de plans sectoriels.

Il est cependant un aspect qui nous paraît essentiel dans toute vision d’avenir dans ce domaine : c’est le volet sensibilisation. Certes, la SNLC en a fait l’un de ses axes, et prévoit d’ailleurs son intégration dans les curricula scolaires, ce qui dénote l’importance qui lui est accordée.

Dans ce cadre, les efforts à venir de tous les intervenants (Etat, organisations de la société civile, leaders d’opinion, religieux, éducateurs de tout bord), devront être canalisés pour une plus grande efficacité, pour que « le négatif ne soit pas l'alibi d'une résignation à n'être jamais soi, à ne saisir jamais sa propre richesse de vie », comme disait Raoul Vaneigem.

 

Le culturel : une opportunité unique

Il me semble que toute action future de sensibilisation, pour qu’elle soit efficace, devra s’appuyer sur notre vécu religieux et culturel. Comme déjà évoqué, notre peuple n’a jamais été enclin à la corruption : ses valeurs et sa religion le lui interdisent. La recherche du gain rapide, illicite,  est antinomique avec sa manière de vivre, naturellement modeste. Certes, dans les méandres de la vie, il arrive toujours des couacs plus ou moins passagers, plus ou moins marquants. La corruption en est un. Son irruption chez nous ne peut, par définition, être que temporaire, le temps de mettre au point les parades qui s’imposent.

Si on admet que le mimétisme ait pu être l’une des origines probables de la corruption en Mauritanie (hypothèse discutée plus haut), ce phénomène pourrait ce faisant, être qualifié de « culturel » au sens de THYLER. Le corollaire immédiat en est qu’il faut lui trouver un « remède culturel », c’est-à-dire puisé dans notre réalité culturelle. L’on sait que celle-ci s’est constituée à travers l’apport de cultures d’origines différentes, mais qui se sont enrichies mutuellement et agglomérées en un ensemble robuste, avec un liant principal qui est la religion commune et des liens multiples qui font sa force.

Les futures campagnes de sensibilisation devront pour ce faire se focaliser sur les facteurs culturels communs, mais également s’inspirer des spécificités de chaque composante de cet ensemble, y identifier les valeurs qui ont de tout temps fait sa force. Elles devront aussi insister sur la nécessité de bannir tout comportement qui nous est étranger, surtout lorsqu’il peut nuire à notre image et notre crédibilité. Les jeunes générations devraient être dès à présent sensibilisées sur ces thèmes tout au long de leur parcours scolaire. En un mot, il faudrait œuvrer à rendre nos enfants fiers de nos valeurs, leur apprendre à les respecter, les éloigner de tout ce qui peut les enfreindre.

A cet effet, rien de mieux que de revenir aux sources, aux fondamentaux de l’Islam, religion qui englobe tous les aspects de la vie. Les textes sacrés doivent être appris, expliqués, en particulier ceux qui nous exhortent à nous contenter de ce qu’on a, à vivre de ce qu’on gagne honnêtement et à ne pas reluquer ce que Dieu a donné aux autres. Et d’abord, la notion de bien, condition de réussite, la vraie:

« Que soit issue de vous une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable, et interdit le blâmable. Car ce seront eux qui réussiront » (Coran, Al Imran, 104).

Puis la vertu immense de savoir être patient, endurant, supportant les épreuves de la vie :

« Très certainement, Nous vous éprouverons par un peu de peur, de faim et de diminution de biens, de personnes et de fruits. Et fais la bonne annonce aux endurants » (Coran, Al Baqarah, 155).

 L’accent doit aussi être mis sur la nécessité d’avoir à tout moment présents à l’esprit, les bienfaits immenses que Dieu nous a octroyés, et de voir que d’autres en sont dépourvus. Comme le rappelle ce hadith du Prophète (PSL), rapporté par l’Imam Muslim:

« Regardez ceux qui sont au dessous de vous et ne regardez pas ceux qui sont au dessus de vous, ceci afin que vous ne minimisiez pas les bienfaits d'Allah sur vous ».

En outre, ces campagnes de sensibilisation devront apprendre aux jeunes et moins jeunes à s’inspirer chaque fois que nécessaire, du comportement et des vertus de leurs parents, où ils pourront puiser le désintéressement, l’humilité et la piété.

Enfin,  des journées portes ouvertes sur cette thématique des méfaits de la corruption pourront être organisées de manière périodique, et seront l’occasion d’exposer des outils et des moyens pour combattre ce fléau, qui soient en harmonie avec nos propres réalités.

Ce survol rapide du concept de corruption et des moyens pour y faire face, n’a nullement la prétention d’être exhaustif. Tout au plus, s’est-il voulu une modeste contribution au débat et une invite à la réflexion.

A suivre

Notes

(1) Bergson, L’énergie spirituelle, PUF, 1967, Paris. P.12.

(2) En général, quand on s’habitue à un train de vie opulent, il devient difficile de s’en passer.

(3) Soit à peu près : « On ne peut plus rien glaner, l’Administration a changé».

 

(Fin)

iahmed.cheikh.sidia@gmail.com