Passions d’enfance : Avant de tout oublier (24)/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

17 May, 2023 - 17:38

Bouillon de cultures

Un milieu culturel diversifié

Nos parents sont liés principalement à deux fractions Oulad Sid’Elvalli: Ehel Bahinnina et Ehel Alledj. On attribue à Mohamed Vall Ould Elbennani dit Oumma Vall, de la fraction Ehell Alledj, celle à laquelle notre famille paternelle est affiliée, mon recrutement à l’école. Souvent on lui en voulait pour ça. Bennani est un ancien interprète, puis diplomate, notamment ambassadeur en Arabie Saoudite. Je me souviens d’une belle photo de lui en couleur, présentant ses lettres de créances au roi Saaoud Ben Abdelaziz, le roi d’Arabie Saoudite. Après sa retraite, il représentera la Ligue Musulmane en Mauritanie jusqu’à son décès au milieu des années 90. Tout indique que c’était un homme d’une grande intégrité morale. Sa fille ainée, Khadjetou, de teint noir foncé, avait pour mère une Haratine du Brakna. Je n’oublierai jamais ses égards et sa sympathie pour moi, ainsi que son éternel et joli sourire.
Comme chez nous, les gens de Taguilalett vivent principalement de l’élevage. En plus de l’élevage des bovins, ovins et caprins, plusieurs autres familles pratiquent l’élevage des camélidés. C’était notamment le cas des familles d’interprètes, mais aussi d’autres comme Ehel EGuey et Ehel Ebnou Ghazi. La plupart de leurs hommes s’adonnent au commerce au Sénégal, dans la bonne ville de Thiès avec nos parents. De nombreuses familles d’esclaves veillent sur le bétail et exécutent des tâches pénibles comme la cuisine, la cueillette de la gomme et l’entretien du foyer. On note aussi la présence de quelques familles de forgerons, parfois étrangères à la collectivité.
Contrairement à chez nous, les gens d’ici, le grand espace aidant, disposent leurs tentes de manière aérée. Ils n’ont pas besoin de «Satre » ou cloison en branchages d’arbres pour se protéger des regards.
Au plan culturel, la religion marquait, dans une grande mesure, toute la vie quotidienne. Les noms et rites des Cheikhs, représentant leur école la Tijania s’enchevêtraient avec les enseignements du Coran et de la Sounna. Les récalcitrants à cette voie étaient stigmatisés et souvent sévèrement punis, parfois châtiés par des groupes de femmes d’un certain âge. Au temps du nomadisme, dès l’installation du campement, après un déménagement, on choisissait un arbre ombragé afin de délimiter, à l’aide d’une clôture en branchages, les contours d’une mosquée. Ici, dans les bouches des enfants, les titres des Sourates du Coran résonnent comme des noms de personnes morales vivantes. On se plaisait à les évoquer, les interpeler, les réciter. Elles étaient considérées comme des membres à part entière de la collectivité tribale sans pour autant appartenir à une famille ou une fraction donnée.
Eljed Ould Habeb et Ahmed Salem Ould Elkory dit Becha, étaient les deux Imams dont l’image demeure encore gravée jusqu’à présent dans mon esprit. Les gens évoquaient souvent le nom du dernier pour rappeler qu’il était le premier de la collectivité à effectuer, à pied le pèlerinage à la Mecque. C’était probablement dans les années 40. Son fils ainé porte le nom de Ould Elhaj ou « fils du pèlerin ». Tous les deux étaient fréquents chez nous. Un petit cousin (aujourd’hui vieillot) portait le nom de « Lefeileh » ou « le mignon » à peine âgé de 3 ans. Il essayait de recopier l’appel à la prière de Eljed. Je n’arrive pas à oublier le grand champ de sorgho et de pastèques cultivé et entretenu par Eljed non loin du puits de Taguilalett. Ce champ était entouré d’une gigantesque clôture constituée de branchements d’arbres. Pour sa réalisation et pour son entretien annuel il avait fallu sacrifier quelques centaine d’arbres tout autour du puits([1]).

De l’éducation sexuelle précoce
Des cours de Coran étaient dispensés par plusieurs personnes. Le cadi local, Elemine Ould Sidi dit Eymine, dirigeait une mahadhra, enseignant les différentes disciplines religieuses. Une fois, mon attention fut attirée par sa voix, donnant, d’une façon crue et bien articulée, un cours sur « Nnikah » ou les règles de l’accouplement humain à un groupe de jeunes femmes dont sa propre fille, véritable leçon d’éducation sexuelle avant la lettre. Près de 60 ans après, on hésite encore en Occident, à intégrer ce genre de cours dans les programmes scolaires. Un autre homme de religion, Mohamed Ould Omar, attira localement l’attention. Indomptable conservateur, il refusa pour cette raison d’envoyer ses enfants à l’école moderne. Cette attitude était partagée par bien d’autres. Ce qui distinguait Mohamed Ould Omar des autres c’était plutôt sa rectitude. Comme ses cousins, il voyageait régulièrement au Sénégal pour faire le commerce. Il retournait souvent bredouille. Son problème était que personne n’était disposé à le faire travailler. On lui reprochait son refus catégorique de mentir ou de tergiverser dans ses tractations commerciales.
 

La superstition en vogue
Comme dans toute société traditionnelle, la superstition et la croyance dans les pratiques occultes occupaient une place importante. À plusieurs reprises nous fûmes alertés par des récits bizarres et terrorisants. Des fois, on faisait état de l’imminence d’une violente tempête de sable rouge, couleur de sang, qui emporterait tout individu qui ne portait pas un talisman contenant telle ou telle prière. Apparemment tout le monde y croyait parce que personne ne le démentait. Les cours s’arrêtèrent. On se rua vers deux ou trois personnes chargées de l’écriture et de la confection des talismans. On se pressa pour être servi le premier avant l’arrivée de l’Apocalypse.
À quelques reprises encore, on présenta une lettre, émanant d’un prétendu mystique vivant près de la tombe du prophète Mohamed (PSSL). Dans cette lettre on recommandait d’exécuter un tel acte béni pour échapper à un malheur donné. On cite souvent un animal vorace, une tempête ou parfois l’imminence de la fin du monde et la nécessité d’avoir un bon sort dans l’au-delà.
 Une autre fois, une pauvre femme, de statut esclave et étrangère à la communauté, fut molestée et son misérable foyer détruit par une meute de personnes de tous âges, lui reprochant  des pratiques de sorcellerie. Elle s’enfuit en plein jour dans un état déplorable. Je la croyais morte en brousse. Je fus agréablement surpris de la revoir vivante l’année suivante à Mederdra.
La poésie, arabe et dialectale, n’était pas en reste. Une personnalité morale et religieuse, Sid’Elemine Ould Aoune, le père de mon promotionnaire Bah Ould Aoune, décéda, deux à trois semaines après mon arrivée. Un jeune homme, Abou Ould Chemad, si mes souvenirs sont exacts, lui dédia un poème, en signe d’oraison funèbre, dont un vers ne cesse de résonner encore dans ma tête: «edibounecheemounetaghiounevedeydenehousemahatouwaelwavaou([2]) ».
 

Des génies en herbe
Dans ce morceau, le poète louait le haut niveau culturel et moral du défunt.
Des jeunes adolescents, presque de mon âge, de la classe de CE2, s’amusent à l’aide d’échanges vifs en poésie ; cette fois-ci en langue française. Il s’agissait de Mohamedhène Baba et Ahmedou Ould Elhilal. Le premier était souvent le premier de sa classe. Le second, je ne suis pas sûr de son rang. Tout ce que je retiens de lui est qu’il était doté d’une mémoire exceptionnelle: pourtant ses promotionnaires s’étonnaient de ses difficultés  à l’école à retenir la moindre leçon, alors qu’il était doté d’une mémoire prodigieuse pour réciter d’un trait tous les jolis textes littéraires. Hilal, fidèle à son caractère provocateur s’attaqua à son ami Baba en ces termes: « Baba avec ses jambes éloignées (arquées), marche comme une vieille araignée ». Et Baba de répliquer: « Pour être poète il faut connaître--- les deux auxiliaires avoir et être ». Une règle de sagesse que les adeptes de la langue de Molière devraient incorporer dans leurs classiques. Je me demande honnêtement si aujourd’hui nos grands diplômés en lettres modernes françaises peuvent se permettre de s’adonner à un tel exercice.
D’autres élèves se sont aussi fait remarquer. Citons parmi eux, Yedali Ould Elhassène, du CE2, le futur Yedali Hassène de Radio Mauritanie. Citons également feu Bamine dit Lemrabott, futur collectionneur des prix d’excellence au lycée de garçons des mains du président Mokhtar. Avant d’en arriver là, Bamine se distinguait par bien d’autres choses. Récitant le Coran intégralement et « agrégé » de langue Wolof du Sénégal où il a grandi, Bamine, un jeune de quelque quinze ans, nous a rejoint au CP2. Son niveau en français était nul, seulement il était doté d’une grande intelligence et d’une mémoire prodigieuse.
Il comprend tout ce qu’on lui explique et retient tout après quelques répétitions. Il passe son temps à dresser des listes des mots de vocabulaire pour les réciter aussitôt. Une fois Yedali le croisa alors qu’il répétait un mot bizarre: « le Aagrabo ». Il lui demanda la signification du mot qu’il ne cessait de répéter. Il lui répondit que c’est le scorpion. Yedali lui demanda qui lui avait donné ce nom. Bamine répondit: « Cheddad ! ». Yedali éclata de rire. Il vint me demander pourquoi je donne à Bamine un faux nom de scorpion. Je lui dis qu’il m’avait agacé avec ses nombreuses questions et j’ai voulu alors m’en débarrasser. Brûlant les étapes Bamine se présentera deux ans après au concours d’entrée en 6e en même temps que les élèves de CM2. Il figurera dans la liste des admis parmi les premiers de la Mauritanie. Il sera diplômé en physique après un enseignement supérieur réussi. Bamine, un génie exceptionnel, qui ratera sa vie parce que, peut-être, il a eu la malchance d’être né dans un pays, incapable de lui offrir des moyens adéquats au déploiement de son génie. Einstein eut plus de chance.
Citons enfin un autre jeune qui fera encore beaucoup parler de lui plus tard: Yahya Ould Elhassène dit « Petit Hassène », futur docteur en médecine, un peu plus âgé que nous. Grâce à son père, l’ambassadeur Mohamed Abdellahi Ould Elhassène, il eut la chance d’aller à l’école assez tôt. Petit de taille, mais grand par ses idées, il était déjà élève au collège de Rosso, l’unique établissement secondaire du pays à ce moment. Comme son père, il se distinguait par son éloquence et son franc-parler. Il passa souvent à Taguilalett. Une fois il est venu en pleine année scolaire. Les collégiens étaient en grève. L’image de Yahya, s’accrochant avec sa petite taille, à un vieux français de passage ne me quitte jamais. Je ne croyais pas du tout qu’un jour je m’exprimerai en français à la manière dont Yahya s’adressait à ce vieux Toubab.
 Citons également ce petit bambin, un génie anonyme.
Après les bombes H des grandes puissances nucléaires, la Mauritanie aurait expérimenté, à sa façon, sa propre bombe. C’est ainsi qu’un gosse, un certain Mohameden Ould Elbou Ould Ehmednah, 7 ans à peine, marqué par les nouvelles de l’époque faisant état de bombes à hydrogène et autres formes d’armes de destruction massive, initia une aventure qui faillit lui coûter la vie. Il aurait très probablement fait un recoupement entre hydrogène (H) et la composition chimique de l’eau, H2O. Partant de la considération que l’eau est composée au deux tiers d’hydrogène, Ould Ehmednah engagea son test inédit dans l’histoire connue de la chimie.
Les mini-bonbonnes bleues à gaz venaient d’apparaître sur le marché. Elles servaient à charger la première variété de réchauds à gaz apparus dans la zone. Le petit, accompagné par son ami, sortit un après-midi du campement. Ils se dirigèrent vers une dune non loin de là. Il amena avec lui une petite bonbonne à gaz vide. Arrivés sur les lieux, il la sortit, la remplit d’eau, la boucha avec une pointe, qu’il ajusta à l’aide d’un fil de fer.
Aidé par son ami, ils réunirent un grand tas de bois sec. Ils préparèrent un énorme foyer près d’un arbre et placèrent la bonbonne au fond du foyer. Ils allumèrent le feu là- dans. Puis ils continuèrent à alimenter le feu avec le maximum de bois. Ils s’assirent sous l’arbre pour observer la suite. Fuyant la nuit et impatients, du résultat ils retournèrent au campement, tout à fait découragés.
Tard dans la nuit une forte conflagration réveilla tout le campement sauf les deux gosses, extenués par une journée laborieuse.
Le lendemain matin, les gens se mirent à commenter l’explosion en question. Le ciel était très clair et aucun signe de pluie n’était en vue au ciel ; on exclut donc l’éventualité de la survenue d’une foudre. Réveillés un peu plus tard, les enfants apprirent ce qui était arrivé ; ils informèrent les gens qu’il s’agissait de leur fameuse « bombe H ». Les gens se rendirent sur les lieux dits. Ils découvrirent un cratère géant au lieu du foyer allumé par les deux petits génies. L’arbre à côté, était en grande partie soufflé. Malheureusement les autorités de l’époque n’avaient pas été mises au courant d’un tel événement afin d’informer le reste du monde de l’accès de la Mauritanie au cercle très étroit des puissances nucléaires. On attend toujours l’explication par nos physiciens de la réalité de ce qui s’était passé.
(A suivre)

([1]) Iguidi ou le domaine historique des OuladDeymane, serait une gigantesque clôture autour d’un champ pareil occupant presque toute la zone de Mederdra. Elle serait fondée par EtvaghaElemine, l’un des aïeuls d’Oulad Sid Elvalli.
(2) أديبشأمتقي

فديدنهالسماحةوالوفاء