Espace Maghreb-Sahel face aux acteurs extérieurs : Quels enjeux économiques ?

28 February, 2023 - 12:34

Quelles sont les priorités économiques des acteurs extérieurs au Maghreb-Sahel ? Quel est l’apport de leurs investissements dans les économies des pays ? Comment ces investissements et leurs projections géopolitiques participent-ils aux jeux d’influence de ces acteurs dans la région ? Autant de question que des experts maghrébins et sahéliens ont analysés au cours d’une rencontre organisée à Nouakchott du 20 au 21 février 2023, grâce à la fondation allemande Konrad Adenauer Stiftung (KAS), à travers son Programme régional « Dialogue politique Sud-Méditerranée » et son Programme régional pour le Sahel.

Pendant deux jours, du 20 au 21 février 2023, un groupe d’experts a planché sur des problématiques liés à la présence accrue de plusieurs acteurs extérieurs, Union européenne, Chine, Russie, Turquie et Emirats Arabes Unis, qui se disputent le leadership économique dans l’espace Maghreb-Sahel.

Cette rencontre est le fruit d’une réflexion initiée par la fondation Konrad Adenauer et qui a porté sur plusieurs sujets. Quatre grands panels ont permis d’orienter les débats sur des thématiques variés, dont celui portant sur les « Mutations géopolitiques et le rôle des acteurs extérieurs dans l’espace Maghreb-Sahel ».

Dans ce panel modéré par Dr. Adel Ourabah, associé de recherches au KAS, les débats ont été animés par Mme Fatou Ghrib, Directrice de l’UE, du Maghreb Arabe et des partenaires méditerranéens, Dr. Abdenour Benantar, Maître de conférence à l’Université Paris 8, M. Tijani Mohamed Abdel Kerim, ancien ministre et Directeur de l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité, Dr. Honoré Ouedraogo, Enseignant-chercheur, Expert en Intelligence économique et Stratégie, Théophile Madjitoloum Yombombo, ancien vice-président de l’Assemblée nationale du Tchad.

L’Afrique, cet « impuissant » réservoir de ressources pour le monde

Sur ce registre, Dr. Abdenour Benantar a déclaré que la configuration du continent africain fait de lui un espace de convoitise extérieure, évoquant l’infantilisation dans laquelle elle a été longtemps maintenue, ce qui rend difficile la lecture de son avenir, car le continent continue, selon lui, de servir de réserves aux puissances extérieures. De là, les décisions qui concernent son devenir continuent de dépendre de l’appréciation qu’en feront les autres.

Changer de partenaires et chercher à remplacer par exemple les puissances occidentales par des puissances émergentes, ne résoudra pas, d’après lui, les problèmes de l’Afrique si la structure de dépendance reste en l’état, et si le continent ne cherche pas à se développer par lui-même et à diversifier ses sources d’investissements et ses modèles de développement.

Bref, pour Dr. Abdenour, l’Afrique doit porter ses propres problèmes, précisant que l’appropriation de son marché de la paix consiste à prendre part et à engager ses chaines de commandements, ce qui n’est pas possible, selon lui, si les décisions du contrôle stratégique de sa propre sécurité dépendent de décisions prises en Occident. Selon lui, le Conseil de sécurité de l’ONU contrôlé par les 5 puissances nucléaires peut s’opposer à l’africanisation du maintien de la paix sur le continent. Ce qui devrait pousser l’Afrique, poursuit-il en substance, à déconstruire le schéma de dépendance qui continue à le vriller à l’extérieur.

Il a conclu en déclarant qu’il est impossible cependant de découpler l’Europe et l’Afrique, car les relations de proximité et les liens historiques feront toujours que les flux migratoires de l’espace Maghreb-Sahel iront toujours vers l’Europe et non vers la Chine ou la Russie.

Travailler les mentalités africaines

Pour Tijani Mohamed Kerim, le problème de l’Afrique doit d’abord être africain, mais le défi qui se pose est de savoir est-ce que les pays africains ont des populations ou des peuples. Il a ramené in fine le problème de l’Afrique à celui d’un retard dans les mentalités et la faillite observée n’est pas de la seule responsabilité de l’Europe, le continent en a la plus grande part.

Le reproche qui pourrait être fait à l’Europe, selon lui, est de ne pas avoir fait grand-chose pour le développement du continent et en particulier l’espace Maghreb-Sahel, prenant l’exemple des pays d’Asie qui ont pu décoller grâce à la bonne gouvernance et une relative stabilité sociale, au contraire du continent africain soumis aux coups d’Etat, à la corruption institutionnalisée, entre autres.

Pour l’ambassadeur TijaniKerim, le Nord s’est développé grâce notamment à un bon système éducatif, soulignant que le plus grand danger qui s’est emparé du continent, est que le capitalisme financier basé sur la recherche du profit a supplanté le capitalisme économique, évoquant au passage l’intrusion du FMI et de la Banque Mondiale dont les recettes ont souvent participé à l’effondrement de beaucoup d’économies dans la région.

Selon lui, la Chine est une puissance économique qui commerce avec le continent loin de tout diktat idéologique et sans ingérence dans les politiques des Etats, ce qui séduit beaucoup de pays du continent très souvent réfractaires aux narratifs occidentaux sur la démocratie, les droits de l’homme. De même, a-t-il souligné, la présence russe sur le continent est plutôt militaire qu’économique, ce que certains pays pourraient considérer comme avantageux en termes de sécurité face au terrorisme et à l’insécurité.

L’internalisme libéral ou le partage des richesses de l’Afrique entre les puissances

Dr. Honoré Ouedraogo a de son côté précisé que l’Afrique est confrontée à une masse critique de défis, dont les conflits armés et la transformation de son territoire en épicentre d’interventions de forces étrangères dominantes. Il a parlé aussi d’internalisme libéral où le partage des richesses et les défis sécuritaires expliquent l’arrivée en masse de nouveaux acteurs extérieurs dans des pays regorgeant de ressources mais où les populations sont pauvres.

Il a indiqué cependant que la révolution numérique en cours sur le continent est un facteur de changement et qu’il participe à la transformation sociale progressive par rapport aux enjeux actuels.

Il a évoqué aussi la tournée récente du ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et la présence de plus en plus insidieuse de la société de sécurité russe Wagner en Afrique, précisant qu’elle est présente aujourd’hui dans une dizaine de pays. Les relations entre la Russie et l’Afrique se développent dans plusieurs secteurs, dira-t-il, dont le nucléaire civil, l’off-shore et l’on-shore, sans compter les concessions minières dans lesquelles le groupe Wagner serait fortement impliqué.

Selon Dr. Honoré, la présence russe en Afrique s’explique globalement par des enjeux géostratégiques que le prochain sommet russo-africain prévu en juillet 2023 à Saint Pétersbourg ne manquera pas d’aborder.

La présence chinoise en Afrique, quant à elle, serait basée d’après lui, sur un certain opportunisme économique, même si les relations sino-africaines sont de longue date, évoquant le chiffre de 10.000 entreprises chinoises présentes aujourd’hui sur le continent. Il s’agit dira-t-il de relations gagnant-gagnant dans le domaine de l’investissement et de l’exportation, notamment. Dr. Honoré a rappelé la conférence de Bandung de 1955 et la doctrine de « coexistence pacifique » élaborée en 1949 par Zhou Enlai, ministre des affaires étrangères de la toute jeune République Populaire de Chine, qui permettait d’entamer des relations amicales et fructueuses avec les proches voisins de la Chine et les pays nouvellement décolonisés, notamment en Afrique.  Il a aussi évoqué le consensus de Pékin, qui est un terme décrivant la diplomatie et le modèle de développement proposé par la Chine, en particulier auprès des pays africains. Mais aussi la nouvelle route de la Soie, plus de 1000 milliards de dollars d’investissement, l’une des priorités chinoises consistant à relier économiquement la Chine à l’Europe, en passant par plusieurs pays. La Chine c’est aussi, selon Dr. Honoré, plus de 90% de biens manufacturés vers l’Afrique, ce sont aussi les zones économiques spéciales (ZES), ce sont d’énormes importations de pétrole, de fer, d’engrais, de minerais, de poisson. La Chine, c’est également l’offensive culturelle par le biais des Instituts Confucius installés dans la quasi-totalité des universités africaines, mais aussi des accords signés avec des organismes régionaux comme la CEDEAO.

Citant les défis de ces relations, Dr. Honoré a mentionné le piège de la dette, la concurrence déloyale des entreprises locales, quelques soupçons d’espionnage, la déperdition des normes démocratiques et la culture des droits de l’homme.

La Turquie de son côté, ce sont des échanges commerciaux multipliés par plus de six, passant de 3 Milliards de dollars il y a quelques années à 26 milliards aujourd’hui et 10 milliards d’investissements directs dans le continent, notamment dans le transport, l’agriculture, l’alimentaire…

L’Union européenne, reconnait-il, est un partenaire traditionnel de l’Afrique qui concentre la majeure partie des capitaux qui y circulent et avec laquelle elle partage une communauté de langue et de culture. L’UE, c’est aussi une forte présence médiatique, même si les relations avec une partie des pays du Sahel connaissent aujourd’hui certaines tensions, avec un sentiment anti-français de plus en plus grandissant.

Parmi les raisons de cette perte de vitesse de l’UE dans la région, Dr. Honoré cite la réminiscence du discours paternaliste et une diplomatie à géométrie variable. En conclusion, il reprend une citation de Feu Houphët Boigny qui disait « qui aura l’Afrique, dominera le monde, parce qu’il sera Maître des matières premières ».

Les bisbilles minent la cohésion en Europe et en Afrique

Dr.Théophile Yombomboa déploré la dépendance de certains Etats de la région vis-à-vis de quelques partenaires étrangers, notamment les anciennes puissances coloniales, à cause de la non maîtrise de leur propre territoire national. De là, l’orientation stratégique de ces puissances, à travers l’occupation des espaces économiques, l’implantation de bases militaires, la recherche de matières premières et de ressources naturelles pour asseoir une certaine zone d’influence économique. Il a parlé de l’existence de sociétés militaires chinoises discrètes dans certains pays de la région, pour dire qu’il n’y a pas seulement Wagner sur ce terrain. Idem pour la Turquie dont la présence économique dans la région est aussi souvent couplée à des accords militaires, faisant de ce pays une puissance douce dont le rush dans l’espace sahélo-maghrébin est de plus en plus incisif.

Dr. Théophile a également évoqué la présence russe et la montée en puissance des pays du BRICS dont il assurer le leadership, notamment dans le domaine de la sécurité mais aussi sur le terrain économique. Il a aussi évoqué l’influence rampante des Emirats Arabes Unis en Afrique, à travers une approche religieuse basée sur un islam politique et portée par des interventions dans le domaine de l’humanitaire notamment.

Dr. Théophile a parlé d’une Europe plurielle dans ses interventions, à couteaux tirés dans ces guerres intestines, citant le divorce du couple franco-allemand et les bisbilles entre l’Italie et la France. Il a aussi évoqué les guerres d’influence au sein des organisations africaines, notamment autour du climat, avec un continent transformé en dépotoir à ciel ouvert des déchets du monde et un lieu d’essai des expériences bactériologiques.  

Une rencontre et quatre panels

Trois autres thèmes ont aussi été abordés au cours des deux jours de débats. Le deuxième a porté sur les « priorités économiques des acteurs extérieurs dans le Sahel », animé par Harouna Niang, ancien ministre malien, Dr. AboubeMahamanLaouan, de l’Université Abdoul Moumouni du Niger, Mamadou Lamine Sylla, Financier et Dr. Moctar Alaoui, conseiller diplomatique mauritanien, avec la modération de YacoubBerthé, Coordonnateur KAS Sahel.

Le troisième panel a porté sur le thème les « priorités économiques des acteurs extérieurs au Maghreb ». Modéré par MontherKhanfir, Directeur “ For a SharedProsperity in Africa”, la session a été animée par Dr. Fouad M. Ammor, économiste, Dr. Mohamed Yazid Boumghar, staticien-économiste, Dr. Mourad Goumri, universitaire et consultant, et Pr. Karim Ben Kahla, économiste, professeur des universités.

La dernière journée de la rencontre a été marquée par un panel intitulé « Nexus économique Maghreb-Sahel : quelles perspectives pour la coopération et les investissements étrangers ».

Il a été animé par Mme Lilia Hachem Naas, chef du bureau pour l’Afrique du Nord et Moyen-Orient, Centre du Commerce International (ITC) Genève, Anisse Terai, Directeur général Tell Group, CPL/ELI Follow à l’Université de Harvard, MontherKhanfir, Dr. IsselmouOuldBoye, consultant socio-économiste. La modération a été assurée par Dr. Théophile Yombombo.

A la fin de la rencontre, Dr. Thomas Volk, Directeur du Programme régional « Dialogue Politique Sud-Méditerranée » et M. Ulf Laessing, Directeur du Programme Régional Sahel, de Konrad Adenauer, ont pris la parole pour remercier les participants et ont promis de poursuivre les réflexions sur les thèmes économiques liés à l’espace Maghreb-Sahel.

                                                                                                                                                               Cheikh Aïdara

 

TEMOIGNAGES

Thomas Volk

https://aidara.mondoblog.org/files/2023/02/VOLK.png

« Dans cet espace d’échange du Sahel et du Maghreb, nous travaillons de manière à ce que les deux rives de la Méditerranée puissent vivre et échanger dans une meilleure compréhension. L’Europe et l’Afrique sont voisins et se sont toujours intéressés à la situation des uns des autres. En tant que fondation politique allemande, nous essayons aussi de sensibiliser la population allemande sur ce sujet. Nous allons poursuivre ce dialogue qui est cher à notre fondation toujours en alternance dans la région du Maghreb et du Sahel ».

Harouna Niang

https://aidara.mondoblog.org/files/2023/02/HAROUNA.jpg

« Nous venons de participer à une rencontre initiée par KAS qui a consisté à réunir les Sahéliens et les Maghrébins pour voir comment cet espace commun que nous partageons pourrait se traduire par des relations économiques, faciliter les échanges et les investissements de manière à ce que la quête de bonheur de part et d’autre puisse se concrétiser. Je pense que c’est une très bonne initiative. Nous avons eu droit à des présentations de haute facture. Chacun de nous a pu faire des rencontres individuelles et nous avons convenu de garder le contact à travers un réseau pour qu’on puisse poursuivre la réflexion. Je suis content d’avoir participé à cet évènement ».

Dr. Honora Ouedraogo

https://aidara.mondoblog.org/files/2023/02/HONORE.jpg

« Nous avons été très ravis d’avoir participé à une telle conférence qui a réuni des acteurs d’horizons divers pour plancher sur des questions d’importance majeure en lien avec le développement de l’Afrique, en particulier de la zone sahélo-maghrébine. Les échanges ont été fructueux et nous en sommes édifiés. Nous sommes reconnaissants aux structures organisatrices. Vivement que de telles rencontres soient perpétuées. Nous espérons que les synthèses seront produites et diffusées en grande masse pour qu’elles puissent parvenir aux décideurs afin d’aboutir à des actions constructives. Après tout, il ne s’agit pas seulement d’analyser ou de diagnostiquer mais de prendre des décisions. L’Afrique regorge de beaucoup de potentialités multidimensionnelles et c’est un désastre que de voir les populations végéter de nos jours. Il est temps pour le continent de tirer profit de toutes les ressources dont elle regorge afin de donner une impulsion véritable à un développement économique, durable et inclusive ».