Décolonisation de l'Afrique et singularité mauritanienne (1)/ Par Mohamed Fadel

15 January, 2015 - 01:26

Cette semaine, nous avons reçu deux textes assez longs qui se répondent, étrangement, en vis-à-vis. Plutôt que de les publier l'un après l'autre, il nous a paru plus intéressant de les présenter de concert, sur plusieurs éditions, marquant, ainsi, la réalité du débat toujours en cours…

 

Le dernier livre d'Ahmed Baba Miské - " La décolonisation de L'Afrique, la responsabilité de l'Europe " - vient à point nommé, en ces jours de commémoration de ce qui est considéré, officiellement, comme l'indépendance nationale de la Mauritanie et après le cinquantenaire, célébré il y a de cela quatre ans, des indépendances africaines. Cet essai critique tranche avec une certaine littérature politique africaine où domine le politiquement correct, c'est-à-dire dans le sens d'une lecture positive de l'Histoire qui absout, par omission, sinon explicitement, l'Europe - singulièrement, la France - et les régimes vassaux par elles installés, des innombrables crimes commis au cours des siècles et des indépendances bâclées que celle-là eut à consentir.

En " revisitant " la responsabilité des puissances européennes dans l'immense gâchis auquel a abouti cette longue et douloureuse marche, ABM nous fait (re)découvrir, avec un recul d'un demi-siècle et une approche " chirurgicale ", la réalité de la mission " civilisatrice " de ces puissances et les mécanismes de la domination, toujours renouvelée, qu'elle induit. Réalité de la négation de l'humanité des colonisés ; réalité de la domination aux aspects multiformes, de la colonisation directe sans fard au machiavélique " néo colonialisme ", en passant par le " protectorat " et la " mise sous mandat "… autant de turpitudes qui meublent livres d'histoire et documents en tout genre mais dont la narration, sous peine d'oubli, s'impose à tout instant.

" Néocolonialisme " : une expression qui a pris, en ces jours, un coup de vieux mais que le phénomène auquel elle fait référence, c'est-à-dire un colonialisme " intelligent ", soft, mais aussi malfaisant que la colonisation directe, sinon plus, ne s'est jamais mieux porté. Du moins en Afrique, y compris en Mauritanie où foisonnent, pourtant, de multiples signes de souveraineté apparente. Le mérite de la réflexion d'ABM est donc de mettre à nu, de manière mesurée mais sans complaisance, l'historique duperie de la " décolonisation " et son prolongement, le néocolonialisme. C'est aussi l'ébauche, que l'auteur se contente ici d'esquisser, de l'indispensable contre-offensive, pour remettre le continent africain sur le chemin devant le hisser au niveau des nations développées.

 

Le cas de la Mauritanie

Il fait l'objet d'une fine analyse qui met en exergue, entre autres, une spécificité de ce pays, par rapport aux autres colonies de l'Afrique Occidentale Française (AOF) et de l'Afrique Equatoriale Française (AEF). " La Mauritanie ", lit-on dans le chapitre qui lui est consacré, " située entre l'Afrique de l'Ouest et le Maghreb est, entre autres singularités, l'un des premiers pays de l'Afrique atlantique à avoir attiré les explorateurs européens et l'un des derniers à être dominés ; de ceux aussi où la résistance a été la plus longue ".

Certes mais la singularité la plus déterminante, dans le devenir de ce pays, qui l'a dévoyé, de manière permanente, de sa trajectoire naturelle et sans laquelle le destin l'aurait, probablement, maintenu orienté dans le sens du progrès, c'est, justement, son alignement arbitraire, son intégration forcée, la greffe contre-nature qui lui a été imposée sur le corps ouest africain. Culturellement parlant, cela va sans dire.

On peut expliquer " l'omission " de cette singularité par l'orientation de l'auteur, idéologiquement proche d'une certaine gauche peu condescendante par rapport à l'idée du nationalisme arabe, ce qui explique l'absence de prise en compte, dans son analyse, de la causalité en question. Qui se justifie pourtant pleinement. Il ne s'agit, naturellement pas ici, d'établir une hiérarchie mais de jeter la lumière sur les diaboliques méthodes du colonisateur consistant à découper, à la règle, les espaces géographiques, culturels, ethniques de ses colonies suivant, non pas la configuration naturelle de ces espaces, mais celle de ses considérations stratégiques et tactiques à lui. Prenant le relais, les pouvoirs néocoloniaux qui lui succèdent mettent un point d'honneur à parfaire et faire perdurer la fameuse théorie de " l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation ".

Partant de cette logique, la Mauritanie fut ainsi rattachée, administrativement, politiquement et tout, à l'AOF et, suprême humiliation, administrée, plutôt gérée, à partir d'une ville étrangère, Saint-Louis du Sénégal. Flagrante hostilité, s'il en est, du colonialisme français à une identité mauritanienne propre. La seule marque concédée de cette identité fut le transfert de l'administration saint-louisienne à Nouakchott, nouvelle capitale fondée à cet effet. Concession de taille, il faut le reconnaître. Si Xavier Coppolani fut choisi es-qualité arabisant, connaisseur de la société arabe pour avoir servi en Algérie, ce n'était pas pour conserver, à son projet colonial " civilisateur ", le cachet culturel et identitaire du pays à dominer mais, au contraire, pour annihiler cette identité, la corrompre, en la rendant soluble dans son action de colonisation. La tâche est ainsi facilitée car le colonisateur n'a plus à faire face qu'à un adversaire certes jaloux de sa personnalité mais désormais culturellement et identitairement déstabilisé.

La Mauritanie, Chinguitt, l'Espace mauritanien, Trab el Bidhan... ou toute autre appellation qu'on voudra, est culturellement, historiquement, géographiquement arabe. Le fait que le pays compte, aussi, une minorité non-arabe, négro africaine qui mérite, naturellement, le respect de sa spécifité, ne doit rien changer à cette réalité. La plupart des pays du Monde ne compte-t-elle pas, aussi, une ou plusieurs minorités, sans que cela ne remette en cause le droit de la majorité à diriger le pays ? Mais la France, maîtresse du moment, avait sa logique à elle. Elle a, tout simplement et sans états d'âme, gommé, contourné cette flagrante " singularité ", cette réalité fondamentale. Dans la pratique de sa gestion du pays, elle a superbement ignoré la langue arabe et l'enseignement  qu'il procure, le système des mahadras.

Le caractère national mauritanien, inclusif, de la langue arabe n'est pas à démontrer. Mais la nécessité de l'enseigner était une responsabilité que les autorités coloniales ont donc, évidemment, très imparfaitement assumée. Le système des mahadras méritait d'être pris, tant soit peu, en compte, à côté de l'inévitable enseignement colonial. Monnaie, en revanche, a été rendue au colon, par le boycott, spectaculaire, de sa langue et de sa façon de vivre. Entre enseignement arabe négligé et enseignement français boycotté, ce sont cependant des décennies précieuses, qui ont été perdues pour des générations d'enfants. (A suivre)

 

 

Décolonisation de l’Afrique et singularité mauritanienne (2)/Par Mohamed Fadel

 

Malgré d’incontestables progrès, surtout quantitatifs, l’enseignement en général n’a fondamentalement pas progressé, avec l’accession à « l’indépendance », et la langue française continua, en particulier, à en constituer l’indéboulonnable rouage. Mais quel enseignement tirer de ce de détachement du pays mauritanien de son espace naturel puis de sa greffe sur l’Afrique occidentale ? Deux conséquences également désastreuses pour la Mauritanie : la première est matérialisée par cette ubuesque « performance » de cinquante-quatre années d’« indépendance » qui aboutit au pitoyable et désespérant état de misère et de sous-développement que nous vivons, et à la sensation de naufrage qui étreint chaque Mauritanien, au vu de l’horizon bouché et de l’accumulation de signes d’une évolution à la somalienne.

La seconde, but ultime que vise la France, dans ses pérégrinations en cette contrée que certains considèrent comme maudite par l’histoire et la géographie, c’est que la Mauritanie ne cesse jamais, d’une manière ou d’une autre, de rester sous la coupe de celle-ci… et l’on a vu comment l’Etat français s’y prend, avec quels résultats ; et pour cause : le pays regorge de richesses, en particulier en matières premières minérales ; possède les côtes les plus poissonneuses au Monde ; mais aussi, malheureusement, une population et des élites désorientées, comme tétanisées, qui semblent avoir perdu la combattivité qui caractérisait la glorieuse Résistance d’autrefois, donnant bien du fil à retordre à l’occupant. Toutes choses qui confortent l’encombrant « ami », dans son obstination à ne rien changer à sa stratégie initiale. A savoir garder sa conquête loin de la contamination des rébellions et autres printemps arabes, dont la bouillonnante Algérie d’avant « l’indépendance », et en assurer l’intégration dans le sûr et paisible pré carré ouest-africain ...  Et tant pis pour le terrible et durable traumatisme causé au tissu culturel et identitaire de la victime et pour la graine de conflit semée entre elle et la culture-hôte, en l’occurrence la culture négro africaine. Le colonialisme, c’est bien connu, ne connaît ni état d’âme ni scrupule, quand il sévit.

 

Que faire ?

Après cette plongée historique dans le système de gestion du territoire mauritanien, tant sous la domination directe que sous les régimes vassaux qui lui ont succédé, et au regard de la situation présente, avec ses hauts et, surtout, ses bas que tout un chacun appréhende, les inquiétudes qu’elle suscite, n’est-on pas en droit de s’interroger sur l’avenir, non pas lointain mais immédiat, de notre cher pays ? Si l’on admet les deux hypothèses du néocolonialisme toujours en activité – au moins dans une certaine mesure que personne ne conteste – et le dévoiement de la vocation naturelle de la Mauritanie, c’est-à-dire de son appartenance au monde arabe, hypothèses que nous avons avancées comme causes essentielles du lamentable état où se trouve la Mauritanie, le réveil et l’action de l’élite consciente et des forces patriotiques deviennent impératifs et urgents, pour éliminer ces deux causes, sauver le pays et le reconstruire. Tâche difficile, certes, qui devra, nécessairement, bousculer l’ordre établi pour vaincre les peurs et pesanteurs accumulées des décennies durant. En tout cas, le salut du pays est à ce prix.

Cela consistera à engager un véritable combat pour une indépendance réelle et la fin de la pesante tutelle, maquillée en indépendance, de l’ancien colonisateur, aux fins d’une complète maîtrise sur les plans économique et culturel de la gestion du pays ; d’une totale liberté, dans le choix et la diversification de nos partenaires internationaux ; de désengagement des ensembles non viables où seule la satisfaction d’intérêts autres que ceux de la Nation justifie notre présence ; et, enfin, d’échanges d’égal avec tous, sans a priori ni inféodation. En bref, déclencher une deuxième Résistance, une lutte de libération.

La réorientation de la boussole pour la réintégration de la Mauritanie dans le monde arabe est un autre impératif. Sans préjudice, naturellement, à notre appartenance à l’Afrique. D’abord, parce que la Mauritanie est un pays africain à part entière ; ensuite, qu’elle compte, au-delà de la majorité arabe, une composante négro-africaine tout aussi jalouse de ses droits culturels et de son identité ; enfin, pour des raisons dictées par l’intérêt économique bien compris. N’y verront de contradiction, à notre avis, que certains activistes rongés par un taraudant nationalisme étroit ou exécutant un agenda étranger.

 

Quels avantages pour le « retour au bercail » ?

Être partie prenante dans l’ensemble arabe, participer aux activités de sa Ligue et de ses institutions – dans la réalité, non avec désinvolture ni « pour la forme », comme c’est le cas actuellement – peut ouvrir d’immenses possibilités pour le développement de notre pays. Persister à ignorer cet ensemble qui compte tant dans le monde, constitue une iniquité et engendre un manque à gagner considérable, économiquement, financièrement, culturellement, politiquement et, plus généralement, au plan des échanges en tout genre. Conforme aux aspirations de la majorité du peuple mauritanien, cette réorientation se justifie donc par un écheveau d’intérêts, pas seulement pour des raisons sentimentales et identitaires, aussi légitimes soient-elles.

Si nous poussons cette logique plus loin, nous ne pouvons que conclure, en toute objectivité, que les cinquante-quatre années de « mariage » avec cette zone de l’Afrique de l’Ouest ne nous a apporté que très peu de progrès. Tout au plus quelques avantages, liés à une certaine présence humaine, avec ses effets bénéfiques induits : nos commerçants sont, en effet, bien installés dans la plupart des pays de cet espace et contribuent, pour une part assez substantielle, aux efforts de développement du pays. La Mauritanie tire également profit de sa participation à l’OMVS et de la coopération bilatérale avec le Sénégal et le Mali frères. Mais cela justifie-t-il de rester éternellement à la remorque de cet attelage qui ne jouit, à ce jour, que d’une indépendance d’action et d’une souveraineté limitées ?

Comme nous l’avons dit et, avant nous, ABM, cette région, à l’instar de la plupart des autres pays de notre chère Afrique, demeure, globalement, une néo-colonie de la France. Les indices qui l’attestent sont légion. Bien sûr, des avancées importantes ont été, partout et sur tous les plans, accomplies. Bien sûr, la libération complète de notre continent est inéluctable, le contexte régional et international y aidant. Mais si, tant est que le monde arabe, le Maghreb voisin en particulier, est, de ce point de vue, mieux loti, plus « indépendant » et compte-tenu, surtout, des immenses possibilités et avantages que notre pays peut en tirer, après plus d’un demi-siècle d’indigence et de rupture de fait, avec cet ensemble, due, pour une grande part, à des raisons de relief – montagnes et désert nous en séparent – la sagesse et la logique recommandent une nécessaire refondation.

Sans préjudice, répétons-le à notre appartenance à l’Afrique subsaharienne mais, au contraire, en complémentarité avec elle, complémentarité que symbolise le véritable trait d’union, signe de coopération, dans la fraternité et le bon voisinage. Et non pas le trait d’union démagogique, sans consistance et aux relents chououbites, c’est-à-dire hostiles à l’identité culturelle et civilisationnelle de la Mauritanie.