Echouage d’El Awam : Une grande perte pour la recherche océanographique/Par Mahfoudh Ould Sidi, enseignant, chercheur

20 October, 2022 - 01:37

L’Institut Mauritanien de Recherches Océanographique et des Pêches (IMROP) risque de perdre son bateau de recherche Al Awam, l’un de ses principaux outils de travail qui vient de chavirer à quai à Nouadhibou suite, entre autres, à une forte houle.
Avant ce sinistre, ce fleuron de la recherche scientifique subit depuis 2016 des pannes de plus en plus rapprochées avant l’arrêt presque complet à partir de février 2020 du fait notamment de la quasi-impossibilité d’obtenir des pièces de rechange depuis la fermeture totale, dans la première moitié de la décennie 2000, de l’activité du chantier naval japonais Niigata Engineering -CO-LTD, qui l’a construit.
L’expertise de l’institution, qui s’est manifestée en 2014 principalement à travers les résultats de cet outil et l’aura obtenu auprès des différents acteurs nationaux et étrangers, se trouvait passablement mise en cause en raison de cette situation.
Mais venons-en au fait.

Historique d’une acquisition
Dans le début des années 1990, le CNROP (devenu IMROP en 2002) a voulu remplacer son navire de recherche côtier Almoravide, devenu âgé, pour accompagner la politique du gouvernement de l’époque qui faisait du développement de la pêche artisanale la priorité des priorités. A cet effet, il fallait évaluer les biomasses de stocks halieutiques se trouvant près de la côte non couverte par l’autre navire Océanographique N’Diago (don du Japon) en raison de son tirant d’eau.
Plusieurs requêtes ont été introduites par cette institution auprès de partenaires étrangers pour l’acquisition, sous forme de don, d’un navire côtier. La coopération japonaise (JICA) a donné un engagement de principe d’étudier favorablement une nouvelle demande en conditionnant de revoir le montant de cette requête (1,2 million de dollars) sensiblement à la hausse du fait que sa majesté l’empereur du Japon ne signe pas des dons de moins de 5 millions de dollars. Une nouvelle requête portant sur deux navires de recherche dont l’un est côtier (catamaran) et l’autre hauturier a été donc introduite par le CNROP auprès de cette agence de coopération. Après environ deux ans de préparation et de discussions entre les deux parties, les travaux de construction sont lancés. Ces deux navires de recherche respectivement Amrig (16 m de long) et Al Awam (37 m) sont arrivés en début de 1997 à Nouadhibou. Grâce à ce don de la Coopération japonaise, les campagnes d’évaluation des stocks halieutiques couvrent désormais l’intégralité du plateau continental et pour la première fois, la zone du talus jusqu’à 500 m de profondeur.
Cette requête du CNROP serait probablement à l’origine du déclenchement de construction par la JICA d’autres navires de recherche pour plusieurs pays de la région. Cette Agence de Coopération a livré, toujours sous forme de don, un bateau de recherche à la Tunisie, en décembre 1998, construit aussi par Niigata Engineering Co., LTD. C’est le cas aussi au Sénégal en 2000, pour l’Itaf Deme, du Royaume du Maroc en 2001, pour l’Emir Moulaye Abdella, de la Guinée en 2002, le Général Lansana Conté.
El Awam et les trois derniers bateaux sont des Sisters qui présentent des caractéristiques et des spécifications techniques et scientifiques (laboratoires) similaires.
Les navires sénégalais et marocains ont été confrontés depuis 2017 à des soucis de fonctionnement qui leur ont valu des réparations approfondies pour leur remise à l'eau dans le chantier naval de la compagnie espagnole Desarrollos Navales Astilleros de Huelva (5 000 heures de travail) en 2019 pour le bateau marocain. Le navire Sénégalais a subi une cure toujours en 2019 pour 300 millions de Francs CFA sur financement de l’Union européenne.
Depuis leur acquisition, l’entretien des deux navires par l’IMROP, outil fondamental de recherche, était toujours une priorité pour l’Etat mauritanien. Le carénage des navires de recherche s’est toujours effectué grâce à des appuis ponctuels émanant des réserves du Budget Consolidé d’Investissement et du Cas pêche. Il s’agit d’opérations obligatoires pour la sécurisation de ces outils. Un programme de suivi plus ou moins régulier de leur entretien est mis en place avec, en plus, un carénage lourd tous les deux ans pour chacun des bateaux qui comporte le plus souvent un changement d’équipements scientifiques en fonction des besoins et de l’évolution des techniques d’observation. Au début des années 2010, un projet de révision complète de ces deux navires a été conduit par la JICA. Tout ceci a permis une utilisation optimale d’El Awam, jusqu’en 2016, quand des pannes répétitives, et de plus en plus rapprochées, ont été enregistrées, malgré des carénages et des réparations de plus en plus longs et coûteux. Quelles seraient les raisons cette situation : défaut de fabrication, négligence, manque de compétences des équipages… ?
Heureusement que les données de campagnes scientifiques sont une source précieuse parmi d’autres sources toutes aussi précieuses.

Principales sources de données et d’information de l’IMROP

Plusieurs sources de données existent à l’IMROP dont principalement les campagnes scientifiques, le journal de pêche, le programme d’observation scientifique et les enquêtes au débarquement. Ces outils se complètent.
Les campagnes scientifiques en mer conduite par des navires comme Al Awam sont indispensables pour l’évaluation par méthodes directes des stocks halieutiques, l’étude de leur distribution spatiale et temporelle et sont donc d’une grande importance dans la gestion de ces ressources. La collecte et l’analyse des données demandent une expertise de haut niveau. Grâce à un programme de formation soutenu (plus de 20 docteurs) notamment par la coopération française, l’IMROP dispose de compétences scientifiques avérées dans les principaux domaines, qui n’ont rien à envier à leurs collègues européens. Ces scientifiques prêtent main forte à leurs collègues de la sous-région soit sous forme d’accueil dans leurs laboratoires soit sous forme d’expertise sur leur bateau de recherche ou celui de l’IMROP. Par ailleurs, les campagnes scientifiques d’évaluation des stocks à bord d’El Awam sont cependant très chères (plus de 2,5 millions de MRO par jour de mer).
Historiquement et répondant à une nouvelle requête du Ministère des Pêche en 1998, un projet de recherche d’envergure d’évaluation des stocks démersaux de la zone mauritanienne a été financé par la JICA. Il a été mené à bord de ces deux bateaux par un bureau d’études japonais en collaboration avec l’IMROP et a couvert même le Banc d’Arguin. Ce programme s’est étalé sur deux ans, 2000 et 2001 en couvrant à chaque fois les deux principales saisons, froides et chaudes. Ces travaux ont permis d’une part, d’évaluer les stocks d’une vingtaine d’espèces (15 espèces de poissons, 3 espèces de céphalopodes et 5 espèces de crustacés) de la côte vers le talus, et d’autre part un transfert de technologie, qui faisait défaut à l’époque.
L’un des plus grands succès enregistrés par l’IMROP est son avis relatif à la prolongation de l’arrêt biologique du poulpe en juin 2014 d’une quinzaine de jours ramenée à une dizaine de jours. Cet avis était basé sur les données d’une campagne scientifique d’Al Awam qui a évalué le taux de juvéniles de cette espèce à presque 40 % dans la zone nord. Outre qu’elle a été salvatrice pour cette ressource stratégique, ce simple décalage a permis de retrouver les rendements exceptionnels enregistrés 30 ans auparavant tant pour la pêche artisanale qu’hauturière. A telle enseigne que la profession a demandé un arrêt commercial, moins de 45 jours après la reprise de la pêche hauturière, faute d’espace dans les plateformes de stockage, qui étaient toutes pleines. Ce qui a donné une grande aura pour les campagnes d’Al Awam. L’une des raisons principales du renom enregistré pour ce bateau depuis lors est la grande médiatisation qui a accompagnée cet avis, décrié au départ par une partie de la profession.

 

Avis scientifiques pertinents

Presque tous les mois, des avis scientifiques, souvent pertinents, sont produits par l’IMROP et traduits parfois en mesure de gestion par le MPEM. Ils sont pris sur la base des autres sources d’information comme les données au débarquement et/ou le journal de pêche. La première source de données a servi au CNROP pour proposer, dans le début des années 1980, le poids minimum de poulpe éviscéré à 500 g autorisé à être capturé. Au Sénégal et au Maroc, il variait entre 350 et 400 g. Dans le début des années 2000, la Mauritanie a subi une forte pression de la part de l’Union européenne pour réduire la taille de première capture du poulpe et s’aligner à ces deux autres pays. Dans le cadre de l’accord de pêche, l’Union disposait encore d’une forte flotte de céphalopodiers autorisée à pêcher le poulpe dans la zone mauritanienne. L’IMROP, qui est à l’origine de cette mesure, s’est vu confiée cette question de révision de la taille de première capture par le MPEM. Pour infléchir la position de l’IMROP sur cette question sur des bases scientifiques, l’Union européenne a mobilisé un scientifique du Maroc et un autre du Sénégal en plus d’un scientifique européen. La réunion, tenue à cet effet au siège de l’IMROP à Nouadhibou, n’a pas abouti à une proposition de la révision de cette mesure. L’institution de recherche mauritanienne a démontré l’importance de cette mesure dans la politique de préservation de cette ressource. Un effondrement du stock de poulpe de Dakhla aux conséquences économiques, sociales et écologiques a été enregistré en 2003. Les captures du poulpe ont dégringolé de 107 000 tonnes en 2000, à 96 000 en 2001, à 57 000 en 2002 et uniquement 16 000 tonnes en 2003. Prenant certainement acte de cette issue tragique, l’Union européenne a interdit en 2004 la commercialisation sur son territoire de poulpe dont le poids éviscéré est inférieur à 500 g.
Quant au journal de pêche, obligatoirement renseigné par les capitaines des navires de pêche industrielle, il existe depuis juin 1990. Il a permis de récolter des données à l’échelle du bateau de pêche, du jour de pêche, du coup de chalut, de la zone géographique, de l’espèce… soit de millions d’enregistrements. Ces données sont traitées par des méthodes qui peuvent être sophistiquées (chaines de Markov, méthodes baysiennes, et géostatiques) et traduites sous forme d’avis, sans tapage.
Le journal de pêche constitue une source de connaissance irremplaçable pour les évaluations de stocks exploités, par modèles mathématiques, et plus globalement l’aménagement des pêcheries du fait qu’il assure :
• une couverture spatiale et temporelle exhaustive des indicateurs clés (capture, effort de pêche);
• la durabilité du système d’information en raison des méthodes de collecte à coût réduit;
Cependant, il présente certaines limites. Habituellement le degré de pertinence à accorder à certaines données dépendantes de la pêche est très discutable du fait que la méthode de collecte viole les fondements des protocoles d’échantillonnage. En outre, pour les pêcheurs, la fourniture des données équivaut souvent à une perte de temps. Ils craignent aussi qu’elles ne soient utilisées contre eux (dépassement des quotas) et/ou ne tombent dans les mains de leurs concurrents (coins de pêche). Pour ces raisons, les données collectées risquent d’être souvent imprécises. Pour contourner ce biais potentiel, l’IMROP a développé une application informatique, basée sur la fréquence des chiffres, pour éliminer les navires dont les déclarations sont suspectes et les remplacer par les données de navires identiques dont les informations sont fiables. Le croisement avec les données collectées par le système d’observation scientifique est une autre source de vérification des données du journal de pêche. 
Le système d’observation scientifique est un moyen indispensable pour la recherche scientifique. Il vient compléter les informations obtenues durant les campagnes scientifiques ou celles rapportées par les journaux de pêche. En Mauritanie, un système d’observation scientifique de l’activité de la pêche industrielle commerciale a débuté en 1993 par le recrutement de 25 scientifiques suivie en 1996 de l’intégration de 15 autres soit 40 au total. Au départ ce système a été géré par la Délégation à la Surveillance et au Contrôle en Mer jusqu’en 2009 quand sa gestion a été confiée à l’IMROP. Il a permis d’obtenir des informations pertinentes et en temps presque réel. Il a déjà joué un rôle important dans le système d’information notamment pour les flottilles étrangères qui n’étaient pas astreintes de toucher un port mauritanien mais obligées par les protocoles d’accord à faire embarquer des observateurs scientifiques mauritaniens. Le rapport du Groupe de travail international de 2002, organisé par l’IMROP et accessible sur son site (Rapport du 5ème Groupe de travail de l'IMROP sur l’évaluation des stocks et aménagement des pêcheries de la ZEE mauritanienne - Site de l’IMROP) a mentionné que les ordres de grandeur obtenus par ce système sont conformes à ceux observés dans d’autres pêcheries mondiales. Il ajoute que ceci traduirait en amont une bonne cohérence globale des données des observateurs. Il conclut que de toute évidence, ces informations constituent une base de connaissances d’un très grand intérêt.
Ce programme d’observation permet ainsi d’apporter une caution de respectabilité à certaines pratiques de pêche. La présence de ce personnel scientifique à bord constitue un critère de certification dans le cadre du label MSC (Marine Stewarship Council). Leur déploiement est aussi indispensable pour honorer certains engagements comme ceux pris par notre pays envers des organismes internationaux  (ICCAT) ou sur des bases bilatérales (accord Union européenne-Mauritanie). Dans ce dernier cas, le Comité Scientifique Conjoint (CSC) indépendant a souvent souligné l’importance de ce corps au sein de l’IMROP et a souhaité que ce système soit renforcé le plus vite possible. Les recommandations du COPACE –FAO- vont dans le même sens.

Les scientifiques de l’IMROP : une très grande richesse à reconsidérer et à garder

Dans le domaine des ressources halieutiques marines, la Mauritanie dispose d’un avantage comparatif hors pair. Or l’exploitation de ces ressources dépend de l’existence de personnels scientifiques qualifiés disposant de moyens adéquats. Les océanographes, physiciens ou biologistes, sont le moteur des sciences océaniques et du développement économique et social de ce secteur.
Sur la base du nombre de chercheurs océanographes par habitant, qui varie sensiblement selon les pays, le résumé exécutif du prestigieux rapport mondial sur l’état actuel des sciences océaniques dans le monde ; édité par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la Science et la Culture (UNESCO) et la Commission Intergouvernementale Océanographique en 2017 classe la Mauritanie en 10ème position, juste devant les Etats Unis d’Amérique et la République de Corée. Ce qui témoigne de l’importance accordée par les autorités publiques mauritaniennes à ce secteur stratégique de notre économie mais démontre aussi notre capacité à percer dans d’autre domaines. Outre les incitations multiformes, la faveur étatique a permis de drainer d’importants fonds vers l’Institut Mauritanien des Recherches Océanographiques et des Pêches (IMROP). Ce qui confère un formidable attrait de cette recherche pour une nouvelle génération de scientifiques ambitieux. Les résultats engrangés ont permis peu à peu la prise de conscience par les différents acteurs nationaux et par nos partenaires étrangers du rôle essentiel de la recherche océanographique dans le développement économique du secteur des pêches qui a enregistré une croissance rapide ces dernières années.
Le chavirement ou le naufrage du navire Al Awam est une grande perte pour la recherche océanographique dans notre pays. Ce navire a rendu des services inestimables lors des 20 années d’activités -1997-2016, tant pour notre pays que pour la Guinée et la Guinée Bissau. Heureusement que d’autres sources d’informations collectées en mer (observation scientifique, journal de pêche) tout aussi pertinentes existent, qu’il s’agira de renforcer. Le recours à l’un des navires de recherche de la sous-région, qui présentent tous les trois des caractéristiques techniques et des équipements scientifiques similaires, est une pratique courante. Ce qui facilite la comparaison avec les séries historiques collectées par Al Awam en attendant sa remotorisation, une fois renflouée ou l’arrivée du nouveau navire de recherche qui sera livré en 2025, une fois de plus sous forme de don par nos généreux partenaires japonais.
Les moyens humains et matériels mis à la disposition de l’IMROP sont de plus en plus importants. Ils restent néanmoins insuffisants pour lui permettre de remplir son rôle de plus en plus élargi. L’amélioration sensible de ses moyens tant au niveau des statuts qu’au niveau des budgets est capitale. Il serait illusoire de demander à l’IMROP de continuer à jouer le rôle de pièce maîtresse de la gestion des pêches en Mauritanie sans lui donner des moyens à la hauteur de sa mission, encore élargie par décret en 2020. La recherche océanographique est très budgétivore. Reconsidérer le rôle des scientifiques de cette institution par une reconnaissance morale et matérielle de leur sacrifice et de leur compétence avérée est une urgence avant de connaitre une hémérologie de ses nouvelles compétences vers d’autres pays ou d’autres secteurs. Ce qui constituera alors le vrai naufrage de l’IMROP, qui sera alors difficile à renflouer et demandant beaucoup de temps pour le remettre sur les rails.

 

Mahfoudh Ould Sidi, enseignant, chercheur