Quelques séquences de l’histoire des Kadihines (partie 2) : L’engagement politique/Par Ahmed Salem El Mokhtar (Cheddad)

10 June, 2021 - 01:27

“Cette voie qui fut la sienne”
Feu Beden Abidine avait inauguré cette série de souvenirs sur le mouvement des kadihines. Fidèle à son esprit et conformément à ce qui semblait être ses dernières volontés, nous avons décidé de continuer sur la même “voie qui fut la sienne”.
“Sur la voie qui fut la tienne” fut un best-seller de la littérature révolutionnaire vietnamienne, écrit par une jeune femme dont le mari fut exécuté suite à un attentat visant le ministre américain de la défense Robert Mc Namara. 
La dernière fois, nous avons relancé ces séquences sur le mouvement MND par un souvenir, retraçant un voyage de quelques heures en compagnie de feu Sidi Mohamed Soumeydaa, l’esprit toujours vivant de cette grande épopée qui avait profondément façonné la destinée de notre pays. 
Nous continuons cette semaine sur “cette voie qui fut la sienne”,  toujours avec des souvenirs militants de cette époque pas comme les autres. 

 

La succession d’un certain nombre d’événements va accélérer la rapide évolution des choses. La répression sanglante de la grève des ouvriers de la Miferma à Zouerate eut un impact exceptionnel et immédiat sur la situation générale dans le pays. Les meneurs des événements raciaux de février 1966 révisèrent aussitôt leurs positions respectives. La première leçon tirée de l’action des ouvriers était que l’unité faisait la force. La deuxième est que l’ennemi commun, si ennemi il y a, n’était autre que celui qui avait intérêt à perpétuer la division au sein des populations. Là on indexa les autorités du pays et leurs soutiens français.
Pour le mauritanien lambda, le rôle de l’ambassade de France dans la gestion des affaires du pays surpasse largement celui du gouvernement du président Mokhtar. Le mur racial connut ses premières fissures. La passion raciste des meneurs des deux bords se tassa. Un début de rapprochement en vue de repartir sur de nouvelles bases unitaires se dessina. Une avant-garde scolaire se mit en place. Les élèves du collège d’Atar ouvrirent la boîte de Pandore. Ils se mirent en grève au début du deuxième trimestre. Ils exigèrent l’affectation d’une dame, Mme Béchir, une européenne, professeur de Maths, mariée à un mauritanien et son remplacement par feu Ahmed Ould Khoubah, futur militant du MND. Ils lui reprochaient ses difficultés d’expression et son bégayement. L’action fit tâche d’huile.
À Rosso, on revenait des vacances de Noël.

 

Déclic
La décision difficile : Je retrouve les élèves en meeting dans le terrain de basket à l’intérieur de l’établissement. Je piquai une crise psychologique. Ma conviction, que je ne cessais de défendre, était que l’avenir de la Mauritanie était intimement lié au succès de son système éducatif. Pour moi donc aucune minute d’un cours scolaire ne devait être perdue. Je fis demi-tour, et m’engouffrai dans la forêt, mon lieu favori de méditation. Je devais mûrir une position rapide vis-à-vis de la grève. Après une heure de réflexion, j’arrêtai la plus grave décision de ma vie : l’engagement dans la grève. Une seule raison motiva cette décision.
La grève réunissait les élèves, toutes races et régions confondues. Il faut donc encourager une action unitaire. Ma solitude, inspirée de Rousseau (Le Promeneur solitaire), se brisa ce jour-là. Le déclic de mon engagement politique s’enclencha.
Zone de turbulences : Depuis lors le pays entra dans une période de turbulences qui va durer. Les grèves et les manifestations se succédaient et se propagent sur tout le territoire national. La sécheresse que vivait le pays depuis 1969 servira de catalyseur à la crise. Le mot d’ordre deviendra l’unité de tous contre le système en place.
Visite Présidentielle : Prises de panique, les autorités multipliaient des initiatives pour endiguer une tendance qui semble être irréversible. Le président Mokhtar initia des visites à l’intérieur du pays, à commencer par sa propre région, le Trarza. Partout il était hué et sa visite était dérangée par des jeunes en colère après la tuerie de Zouerate. Même en pleine brousse, à Taguilalett par exemple, des jeunes, fils d’administrateurs dirigèrent la protestation. Yahya Ould Elhassène, Yeslem Ould Ebnou Abdem et leur proche cousin Mohamedhen Baba Ould Meyne réussirent à tromper la vigilance de leurs aînés et des organisateurs. Ils parvinrent à faire lire devant Mokhtar Ould Daddah un discours dénonçant les événements de Zouerate et condamnant le gouvernement.
La délégation présidentielle ne va pas attendre la suite. Elle continua aussitôt son chemin, alors qu’il était prévu qu’elle passe la journée à Taguilalett. Les jeunes constituaient la principale préoccupation des autorités. Dans ses discours, le président Mokhtar ne cessait de dénoncer la grogne montante des jeunes contre son régime. « La contestation est un phénomène universel », disait-il, une façon de noyer le poisson dans un océan qui déborde les frontières nationales. « Nous sommes une génération sacrifiée », repétait-il souvent avec une certaine amertume.
Les premiers séminaires des jeunes : Des séminaires de jeunes furent organisés à la hâte : semaines régionales, suivies d’une semaine nationale l’année suivante. J’assistais à la semaine régionale des jeunes à Rosso. En dehors des disciplines sportives, les activités culturelles, notamment les thèmes de théâtre, étaient directement orientés contre le pouvoir.
Le néocolonialisme français, la corruption, le favoritisme et le notabilisme étaient dénoncés avec véhémence. Une pièce présentée par la délégation des jeunes de Mederdra fut très éloquente sur ce sujet, et elle était si bien représentée qu’on n’avait pas pu la classer derrière. La pression du public présent obligera le jury à la placer seconde. Mantalla, Isselmou Ould Sidi et son cousin Sidi Ould Eleya, sont les principaux acteurs. Sidi était d’ailleurs le secrétaire général de la section des jeunes du parti au pouvoir, le Parti du Peuple Mauritanien (PPM), de Mederdra.
La jeune Marième Touré et d’autres jeunes filles de Boutilimit, apparues sur scène en tenue militaire, étaient vivement ovationnées par le public pour une thématique aussi critique vis-à-vis du pouvoir.
L’éveil : L’honneur revint à mon ami Sidi Ali Ould Youssi, de Chinguetti, de m’avoir ouvert le premier les yeux sur les réalités du moment. Je m’entrainais avec des jeunes du PPM à Rkiz qui préparaient la semaine régionale, lorsqu’un jeune inconnu m’aborda pour me mettre en garde contre les intentions des autorités. C’était Sidi Ali, mon premier maître politique. Avec Sidi Ali, j’entendis pour la première fois un vrai discours d’opposition contre un système politique au pouvoir. Je suis revenu aussitôt chez moi. Je repris mes lectures en mettant l’accent, cette fois-ci, sur les publications chinoises. Une mission agricole chinoise venait de s’installer dans la plaine de Mpourrié, à l’ouest de Rosso. Elle était chargée d’expérimenter des centaines de variétés de riz afin d’en sélectionner celles les mieux indiquées pour le sol mauritanien.

 

Littérature politique chinoise
Ils nous approvisionnaient en littérature politique. À cette époque, celle-ci était fortement marquée par la Révolution culturelle. Il s’agissait d’une grande campagne politique menée par Mao Tsé Toung contre ses détracteurs au sein du régime communiste installé en Chine depuis 1949. Les fondements millénaires du système culturel chinois furent ébranlés par un mouvement de dénonciation systématique. Au plan extérieur, on réaffirma le ferme soutien des autorités chinoises aux mouvements de libération dans le monde, ainsi qu’au mouvement des Non-alignés.
Jusqu’à preuve du contraire, je pense, personnellement, que sur ce plan l’apport de la Chine fut incontestable. Les Chinois vinrent nous apprendre à cultiver du riz alors que notre pays importait du riz de Chine. Le premier effet sur moi de la littérature politique chinoise fut de m’avoir mis en contradiction avec moi-même. Son contenu prêche l’ouverture sur les gens pauvres, les paysans en particulier. Dans mon isolement presque complet, je me sentais coupable d’un crime ou d’un véritable péché. Je commençai à m’efforcer de changer. Ce n’était pas chose facile. Avec le temps, j’acquis des habitudes qui sont devenues ma seconde nature.
Breikelli ou la première grande sécheresse : Une fois, en 1969, suite à la grande sécheresse qui commençait à sévir, nos parents, propriétaires de bétail, décidèrent de déplacer ce dernier ailleurs pour tenter de sauver ce qui en reste. Des dizaines de carcasses jonchèrent le pourtour du campement. Parmi ces carcasses, je me souviens de celle d’un jeune bœuf dompté pour le transport et le voyage : Ould Elbekma, c’était son nom, en dépit de sa robe rouge vif et sa longue et chevelue queue, il est loin d’être un bœuf comme les autres. Il avait plutôt l’allure d’une race rare de chevaux de course et des longs voyages. On le choisit souvent pour des expéditions urgentes, généralement effectuées sur des distances éloignées. Dans les missions urgentes, c’était la monture idéale d’Ould Ebyaye et moi.
Au moment où je débutai ma lecture matinale, les parents s’affairaient. Ils organisent le départ de ceux qui vont accompagner le bétail. Les hommes valides et les enfants adolescents étaient tous concernés. Personne ne pensait à moi. On me mît de côté. Dans une certaine mesure, on me prenait pour une sorte de malade mental. Il fallait juste s’en méfier et prier pour qu’il ne dérape point.
Intérieurement mon cœur s’échauffait. J’étais fortement agité par ma contradiction. J’arrêtai une décision : je « pliais bagage ». Je me levai et je rejoignais les gens qui préparaient le voyage. Je fus plus actif qu’eux. Des ânes étaient préparés pour transporter les bagages et les personnes sentant la fatigue en route. Tous les regards étaient rivés sur moi. Personne ne cacha sa joie de me voir rejoindre la communauté humaine. Quand tout fut terminé, l’expédition s’ébranla à la poursuite du bétail, parti depuis le matin, mené par des bergers.
En route, les hommes ne cessaient de soulever les vaches qui s’écroulaient, fatiguées par la faim et la marche. Après quelques heures, nous arrivons à destination: Leyatt, un pittoresque site, mariant eau limpide et dune de sable rougeâtre et couverte de verdure, croisement de marigots connu pour son aspect touristique situé au sud du long marigot de Nasra. Si seulement on avait plutôt un troupeau de chameaux ! Les camelins allaient brouter à satiété dans ces forêts verdoyantes qui bouchaient l’horizon. Les chèvres s’en donnaient à cœur joie. Pour les bovins et les ovins, l’herbe demeurait encore insignifiante. Les premières pluies avaient accusé un bon retard.
Le volontariat : On déchargeait les bagages sous un arbre. On allume un feu de bois pour le thé et la cuisine. Les adultes poursuivaient le bétail à la recherche d’hypothèques pâturages. Je restais avec les enfants. On gardait les moutons qui s’efforçaient de brouter un début d’herbes encore très court.
Au niveau de la famille, feu Abdellahi dit Ould Ddahi, Abdou et le petit poucet, Mohamed dit Tolba, sont les 3 enfants qui nous accompagnent. Les adultes étaient : le père Elmoctar, l’oncle paternel Elball et l’oncle maternel Isselmou. Je ne me souviens plus encore des noms des bergers professionnels. Une pluie fine commença à nous mouiller les habits. Je mobilisai les trois enfants : on doit construire immédiatement un abri contre la pluie et les autres aléas naturels. À moins d’une heure de temps on acheva de construire une case de dimensions moyennes à l’aide des branchages d’une plante appelée « Titarekt ». Il y a quelques années, avec les amis, on s’amusait avec ce genre de constructions dans la zone des puits bétonnés au nord de Rkiz.
A cause de la case, au retour, les hommes hésitèrent un bon moment avant de nous reconnaître. Après ils me félicitèrent pour mon initiative.

(A suivre)