Discussion avec feu Georges Nassour en 2014 : Humour, histoire et souvenirs

4 March, 2021 - 00:06

En Mauritanie bien avant les indépendances, Georges Nassour, libanais d'origine, est un des premiers citoyens à acheter un terrain à Nouakchott, alors couverte de dunes. Transporteur, il participe au déménagement des fonctionnaires de Saint-Louis à Nouakchott
Il arrive en Mauritanie, par Boghé, de Saint-Louis, à bord du bateau le SINE en 1952, à l'âge de 16 ans, "Un mois de novembre, en plein harmattan" précise-t-il. "Il n'y avait pas encore de routes goudronnées, et les pistes étaient bloquées. Quand il pleuvait, les marigots débordaient d'eau. On s'en remettait au Bon Dieu pour que ça sèche le plus vite possible", continue Georges Nassour, un brin nostalgique, au comptoir de la boucherie familiale sur l'avenue Nasser à Nouakchott.
Un départ pour l'aventure, avec pour seul viatique un réchaud de pétrole, une chaise longue, un parasol ; le tout donné par son oncle, commerçant à Saint-Louis. "Et un compagnon de voyage, un cuisinier qui travaillait avec mon oncle ; on a quitté Saint-Louis, on a fait Rosso, Richard Toll, Dagana, Podor, Dar El Barka et enfin Boghé", narre le boucher-traiteur.

Dix ans à Boghé
"Mon oncle avait un contrat de transport avec le gouvernement colonial, pour faire le courrier entre Saint-Louis, Boghé, Moudjéria et Tijikdja. Ce sont ses camions qui ont tracé la plupart des pistes de cette zone", continue-t-il. Des premiers moments à Boghé emplis de solitude, de nostalgie... Et de pleurs. "Je pleurais souvent, les soirs surtout. Je ne m'attendais pas à tant de changements... Mais je me suis habitué", soupire le presqu'octogénaire. Il demeurera dix ans dans la capitale mauritanienne de la menthe, jusqu'à son mariage en 1962. "C'est après le mariage qu'on a mis un pied véritable à Nouakchott, même s'il avait un magasin au Ksar depuis 1960", souligne sa femme près de lui.
Durant ces dix ans à Boghé, il s'occupe du garage de son oncle, en commençant notamment à apprendre à conduire avec un chef-mécanicien qui s'appelait Ndiaga Dieng. "Le Général à la retraite Ndiaga Dieng porte son prénom ; le chef-mécanicien était le frère de son père, qui était lui tailleur à Boghé, il s'appelait Moctar Dieng. C'est lui qui me faisait mes pantalons et mes chemises", raconteNassour.
Au fur et à mesure que se déroulent ses mémoires liées à Boghé, le rire se fait plus chaleureux, la gestuelle plus exubérante. "Il y avait un certain Youssouf Diallo, dont une des filles travaille ici à la boucherie d'ailleurs. C'était mon apprenti-chauffeur. Il est encore vivant. Un jour, on allait vers Beyta, et le camion tombe en panne en début de soirée, à sept kilomètres de notre destination. Un convoi nous suivait, mais il était tout de même assez éloigné. Soudain on entend des bruits dans la montagne, et la minute d'après, des singes qui déboulent vers nous, en nous lançant des cailloux. Ils voulaient peut-être nous effrayer, je ne sais pas. Youssouf s'avance alors vers moi en me tendant le fusil, puis déplie la chaise longue, en me disant de bien m'installer et de tenir l'arme. "Je vais chercher les secours à Beyta", me dit-il. "Toi tu restes avec les autres qui arrivent". Et puis il a foutu le camp ! Je ne l'ai pas revu avant le lendemain !" raconte-t-il avec un éclat de rire qui retentit dans toute la boucherie et fait sourire clients et vendeurs. "Par la suite, on a appris à conduire ensemble. On a obtenu notre permis en même temps à Aleg en 1954", dit le libano-mauritanien.

 

Fâché avec Mokhtar

Après un intermède dans sa nouvelle vie mauritanienne, à Saint-Louis où ses activités dans le transport s'accélèrent, et où il demeure un temps après son mariage, il vient à Nouakchott identifier son terrain acheté en 1952 sur la route principale, aujourd'hui avenue Nasser. "Je l'ai acheté à 80.000 FCFA de l'époque. C'est en 1962 que la boutique du bas, que vous voyez était prête. J'ai obtenu ma nationalité mauritanienne la même année", continue Georges Nassour. En 1963, le jeune couple s'installe définitivement à Nouakchott, quasiment vide à l'époque. "Après notre maison on ne voyait rien jusqu'à la plage. On apercevait surtout, les blocs Manivelle, la maison de Mokhtar Ould Daddah et d’Ahmed Ould Mohamed Saleh (ministre de l'intérieur sous Ould Daddah -ndlr)", se souvient l'ancien transporteur.
Une époque marquée par ses rencontres avec des personnalités de l'époque, parmi les forces vives de la construction administrative de ce pays. Comme Cheikh Saad Bouh Kane, "Ya Rahmou, ancien président de l'assemblée territoriale à Dakar", ou Birame Wane, avec lequel il montera une société, et qui sera au cœur d'une accusation de malversations qui vaudra à Georges Nassour des inimitiés avec le monde politique, notamment Mokhtar Ould Daddah. "J'ai soutenu Birame Wane envers et contre tous. Mokhtar était fâché contre moi ; il venait juste de me décorer", affirme-t-il en montrant derrière lui sa décoration de l'ordre du mérite national, remise par le premier président de la République mauritanienne, le 13 mars 1968.
Père de trois filles, "qui se sont éparpillées dans la nature du monde", il rencontre également Jean Sahuc, l'architecte des premières structures administratives de Nouakchott. "Il était basé à Saint-Louis au tout départ. Il est venu à Boghé un mai 1954. Il faisait une chaleur à ne pas mettre un chien dehors. J'étais dans mon bureau à l'arrière de mon magasin. On n'avait pas encore de climatiseur à l'époque, mais un réfrigérateur à pétrole. Il faut savoir qu'à l'époque les administrateurs français étaient après Dieu, les plus puissants ici-bas. Vous pouviez à peine leur dire bonjour. Un jour, j'ai eu un problème avec l'un d'entre eux. Jean est arrivé et n'a été reçu par personne. Il arrive au magasin en demandant de l'eau fraîche. Depuis on est amis", murmure-t-il.
Les libano-mauritaniens étaient quasiment les seuls sur l'avenue principale de Nouakchott. "Pour la bonne et simple raison, que les mauritaniens n'en voulaient pas !", s'exclame Georges Nassour. "En réalité, à la naissance du pays, les mauritaniens ne croyaient pas à l'éclosion et l'évolution de cette capitale, somme toute artificiellement créée. Ce n'est que sous Maouiya qu'ils ont commencé à y croire; quand la spéculation foncière est arrivée", développe-t-il.
 

Désert professionnel
La fin de sa carrière de transporteur arrive avec la nationalisation de la MIFERMA, qui devient la SNIM, en 1973. Parallèlement le transport est également nationalisé. "J'avais 32 camions, qui ont été bloqués. Je ne pouvais plus travailler, et ai dû vendre mes instruments de travail, pour disparaître un temps de Nouakchott, et me chercher ailleurs", dit-il pensif. "Ce sont les Ismaël Ould Amar, Ishagh Ould Rajel, Ahmed Ould Daddah surtout, qui ont occasionné cette perte", lance-t-il laconique. Trois ans plus tard, le transport reprenait, et Georges Nassour est mis hors-jeu du secteur, en toute légalité, hors de toute moralité. Complètement sous le choc du coup, il s'en remettra difficilement, et traversera un désert professionnel un certain temps, démoralisé.
"Ahmed Ould Daddah a été particulièrement dur avec moi. Quand il était gouverneur de la banque centrale, il a envoyé une équipe perquisitionner chez moi. Ils ont trouvé que j'avais un compte en France sur lequel il y avait l'équivalent de 52.000 FCFA, soit 100.000 francs anciens. Je n'avais pas grand-chose à l'époque, ayant investi tout mon argent dans mes marchandises. J'avais donc surtout des stocks. Ils ont éventré tous mes meubles, pour voir si je n'avais pas caché de l'argent. Il était interdit de détenir des devises à l'époque de la création monétaire de l'ouguiya. Ils n'ont rien trouvé, mais Ahmed m'a placé en prison pendant un mois quand même. Au tribunal j'étais représenté par Maître OGO Kane Diallo. Le juge m'a blanchi", se souvient amer, et crispé Georges Nassour.
Sa femme, tenace, décide de revenir à Nouakchott, et lance une boutique d'exportation de produits frais. "On faisait venir directement par avion des tonnes de produits ; de fil en aiguille on a commencé à faire à manger pour les gens, jusqu'à devenir l'entreprise de traiteur qu'on est aujourd'hui", raconte sa femme.
Les rencontres et les amitiés, les destins continuent à se mêler, jusqu'à sa relation avec l'ancien ministre des affaires étrangères, Birame Wane. "Un grand monsieur, au caractère bouillant", décrit-il. "En 1967, Birame Wane, en visite officielle en Syrie revient en Mauritanie. La guerre des six jours venait de se terminer. Dans la foulée, il continue à Paris, avec son caractère fonceur. Là-bas, les médias lui demandent ce qu'il pense de tout ce qui se passe au Moyen-Orient. Il répond illico que la Mauritanie coupe les relations avec les USA. Il assure que cela sera confirmé par le Président. Mokhtar lui répond effectivement : "tant pis !" (Rires). Il rencontre le Général de Gaulle après cette déclaration, à qui il demande le soutien de la France, face à cette injustice humiliante que subissent les arabes du Moyen-Orient. "Monsieur le ministre, je vous ai entendu. Mais il faut savoir une chose : un petit pays comme la Mauritanie ne peut pas prendre de position, car vous ne pourriez pas contrôler ni les portées, ni les conséquences de cette position, et des choix résultant de celle-ci. Mais assurez Monsieur le Président de mon soutien", dit de Gaulle à Wane en le raccompagnant", raconte longuement et passionnément, Georges Nassour, toussant un moment sous un fou-rire qui le prend au souvenir de cette anecdote.

Mamadou Lamine Kane