De l'histoire des Kadihines (parties 3 et 4)/Par Beden Ould Abidine

4 March, 2021 - 00:05

Début de la coordination avec les autres courants politiques
Certains commentateurs pensent que je n’ai pas répondu à la question centrale soulevée dans la partie précédente, concernant l’attitude du groupe de Tokomadji vis-à-vis du nationalisme arabe. Je pense (et c’est peut-être le point de vue des kadihines) que j’ai bien répondu à la première partie de la question relative au rapport entre le groupe de Tokomadji, groupe fondateur du MND, et le courant nationaliste arabe. J’ai démontré l’influence de l’idéologie nationaliste de gauche sur l’ensemble des membres du groupe et leurs activités.
S’agissant du point de vue exprimé par son excellence le ministre Mohamed Vall Ould Bellal à propos de l’appartenance originelle du camarade Soumeydaa au courant nationaliste arabe, j’y adhère entièrement. C’était au temps où l’appartenance se référait aux principes et non pas aux personnes.
Le ministre Bellal donne son témoignage sur les rapports si étroits qui existaient entre moi et feu Soumeydaa, à partir d’une position privilégiée, puisqu’il avait cohabité pendant une longue période avec ce dernier à l’université de Dakar. Il en ressort que les deux militants du mouvement patriotique naissant furent parmi les premiers à mener une action de coordination entre les membres du groupe fondateur de Tokomadji et d’autres courants et personnalités patriotiques…
J’avais rappelé le contact établi par Ould Ichidou et moi avec Bouyagui Ould Abidine, le chef du parti Nahda. Celui-ci constituait une référence historique pour le mouvement MND dans sa lutte patriotique. On pouvait facilement le constater à travers les traditions culturelles du mouvement à la fin des années 70.
Probablement, le contact entre Bouyagui, Ichidou et moi avait marqué une sorte de tournant, un point de rupture avec le courant nationaliste arabe et la naissance, sous divers facteurs endogènes et exogènes, d’un nouveau courant de pensée qui portera le nom de Mouvement National Démocratique (MND).
On peut considérer que le MND a été le produit d’un certain nombre de facteurs conjugués, notamment l’impact des événements raciaux de 1966, la défaite militaire des armées arabes en 1967 et la répression sanglante de la grève des ouvriers des mines à Zoueirat en 1968. Juste après la réunion de Tokomadji, le mouvement était parvenu à la conclusion qu’il fallait se mettre immédiatement à l’œuvre et prendre contact avec tous les courants d’opposition au régime pour constituer le front le plus large.
La première cellule de concertation fut constituée des camarades :
- Ladji Traoré du Parti de Travail de Mauritanie (PTM), ayant pour adjoint Bâ Abdoul Ismaila ;
- Feu Youba O Cheikh Elbenani (paix à son âme) pour le groupe Libération, secondé par Dr Moustafa Sidatt ;
- Beden O Abidine, représentant du groupe de Tokomadji.                     
Cette concertation aboutira peu après à l’intégration des deux premiers groupes au Parti des Kadihines de Mauritanie (PKM).
Cette fusion au sein du PKM, avait été précédée de multiples formes de lutte coordonnée et de coopération entre les différents groupes partenaires, tant au niveau syndical, scolaire et estudiantin qu’au niveau populaire.
Très tôt, des structures mixtes d’action régionale et sectorielle avaient vu le jour. Elles s’occupaient au quotidien de l’encadrement et de l’orientation des luttes sur le terrain : grèves, manifestations, distribution de tracts et de publications, ainsi que les graffitis et inscriptions murales.
Parmi ces structures, on peut citer le Comité d’Action Révolutionnaire Local (CARL) à Nouakchott, avec des instances équivalentes couvrant l’ensemble des régions du pays, à l’exemple du Comité d’Action Révolutionnaire du Nord (CARN) pour les quatre régions du nord : Nouadhibou, Tiris Zemmourde l'inchiri et le CAR de Rosso.

 

Sayhat El Madhloum

Il apparaissait de plus en plus pressant d’éditer, au plus vite, une publication qui couvre l’ensemble de nos préoccupations pour servir de porte-parole rassembleur des Kadihines, dès lors que le mouvement prenait de l’ampleur et devenait incontournable sur la scène nationale.
L’urgence d’une telle initiative fut aussi dictée par la disparition subite de notre très cher militant d’avant-garde, le camarade Soumeydaa. Avec sa disparition s’éteignait aussi sa publication « Elkivah » (le combat) qu’il n’avait cessé de dispatcher sur tout le territoire national, à partir de sa chambre à l’université de Dakar, au Sénégal. Les idées progressistes du mouvement essaimaient avec une rapidité vertigineuse au sein des différentes couches de notre peuple, notamment les segments les plus sensibles comme les jeunes, les femmes et tous ceux qui avaient souffert ou souffraient encore de l’esclavage.
La publication envisagée devait servir d’espace d’information et d’échange sur les succès continus remportés par la lutte de notre peuple. Elle devait également mettre en valeur le courage dont faisait preuve sa jeunesse militante face à la machine de torture et de répression du régime de l’époque.
C’était ainsi que le 7 janvier, date de la disparition du regretté Soumeydaa, et le 29 mai, date du massacre des ouvriers de Zoueirat, furent proclamées par le mouvement fêtes nationales. A chaque fois, au niveau national et régional, les autorités étaient assaillies par des manifestations multiples. Le premier comité de rédaction de Sayhat El Madhloum fut constitué d’une élite d’avant-garde composée des camarades suivants :
- le poète Ahmedou Abdelkader (à qui nous souhaitons prompt rétablissement)
- Yeslem Ebnou Abdem (à qui nous souhaitons également prompt rétablissement)
- Mokhtar O Haye (à l’époque rédacteur au journal officiel Echaab, organe du Parti du Peuple Mauritanien au pouvoir).
Après la publication du premier numéro, un homme de lettres et plume de qualité était venu renforcer l’équipe de rédaction. Il s’agissait de Vadel Ould Dah, futur ministre.
Le mensuel Sayhat El Madhloum abordait tous les sujets d’intérêt national, surtout ceux en rapport avec les conditions de vie des populations. Il dénonçait toutes les formes de répression et de torture qui frappaient les militants et sympathisants du mouvement, ou toute autre victime de l’arbitraire du régime.
Parmi les toutes premières publications de S E M, je me rappelle toujours d’un article que je n’arrive jamais à effacer de ma mémoire, son titre : un ministre négrier (nakhass) qui veut dire en langue arabe : vendeur de bêtes et d'esclaves ! Il s’agit d’un récit poignant se rapportant à l’achat, au vu et au su de tous, d’une belle jeune esclave par un ministre du gouvernement de l’époque, alors que la constitution de notre pays interdisait déjà l’esclavage et par conséquent le commerce des esclaves. Le sujet de l’esclavage et la nécessité de traiter tous nos citoyens sur un pied d’égalité était très présent dans notre action quotidienne. Feu le grand militant de première heure, Me Mohamed Cheine O Mouhamadou(paix à son âme), ne cessait de chanter des thèmes illustrant parfaitement cette orientation. « Ana guidak ounta guidi mani abdek oulanak abdi », littéralement : nous sommes tous les deux égaux, tu n’es pas mon esclave et je ne suis pas ton esclave ! Ainsi chantait souvent feu Med Cheine !
La publication des premiers numéros de Sayhat El Madhloum s’était déroulée dans des conditions extrêmement difficiles. Avec son effectif si réduit, le comité de rédaction, animé d’une volonté inébranlable, avait réussi à assurer à la fois la rédaction du journal, son impression, son tirage, sa reliure, son transport et sa distribution sur tout l’immense territoire national !
Pour mémoire, et par fidélité au devoir et à l’histoire, je tiens à rappeler ici le rôle combien précieux, inestimable, d’un certain nombre de camarades, de vrais soldats inconnus, des héros de grande valeur, dont certains sont décédés. Parmi les regrettés disparus citons : feus Isselmou Ould Sidi Hamoud, Yahya Ould Omar et Elkhalil Sidi Mhamed (l’ancien dirigeant au Polisario (paix à leurs âmes)
Ensemble, ils fournissaient un appui indispensable au comité de rédaction. Puis, petit à petit, leur mission s’élargissait en une structure aux tâches multiples : assurer la sécurité des réunions des instances dirigeantes du mouvement, offrir des cachettes sécurisées aux militants poursuivis par la police, en plus de la distribution du courrier. Il leur revenait également le rôle de garantir la diffusion régulière de Sayhat El Madhloum.
Pas une seule fois, un numéro du journal ni l’une de ses planques, n’était tombé entre les mains de la police, jusqu’à son arrêt volontaire, décidé dans le cadre d’un accord avec le régime du président Mokhtar paix à son âme. Ce sera le sujet d'un autre récit, avec ses tenants et aboutissants.

(A suivre)