Ahmed Salem Ould Mokhtar dit Cheddad, militant anti-esclavagiste et membre du mouvement des kadihines: ‘’Les historiens s’accordent à dire que l’indépendance a été octroyée et non pas conquise, comme ça a été le cas dans bien d’autres pays’’

4 December, 2014 - 00:20

Le Calame : le 54e anniversaire de la Mauritanie, qu’est-ce que ça vous inspire ?

Ahmed Salem Ould Mokhtar dit Cheddad : ça m’inspire à la fois des souvenirs de joie, mais aussi un sentiment de tristesse.

 

c’est-à dire ?

je  m’explique. « Le 28 novembre 1960 la Mauritanie acquit son indépendance et pris le nom de République Islamique de Mauritanie ». Voilà ce que nous avons  appris  dans « histoire d’Afrique », le dernier livre d’histoire coloniale enseigné dans les écoles mauritaniennes jusqu’en 1966.

Il est évident que l’indépendance ici est par rapport à la puissance coloniale française. Les historiens s’accordent à dire que cette indépendance a été octroyée et non pas conquise, comme ça a été le cas dans bien d’autres pays.  Je dois avoir 10 ans lorsque j’ai entendu « Radio Mauritanie »  répéter à longueur de journée : « hier vous étiez esclaves, aujourd’hui vous êtes libres ». C’était le jour de la proclamation  de l’indépendance en 1960. 54 ans après, je me sens réellement traversé par un sentiment double : je suis d’un côté fier de l’accession de mon pays à l’indépendance. Je suis, en même temps, frustré intérieurement par le fait que cette indépendance est non seulement octroyée mais elle nous a été surtout imposée dans les conditions voulues, dosées, calculées et décidées par l‘administration coloniale française.

 

Vous faites partie d’une génération de jeunes qui  s’est distinguée par son opposition  au régime de Mokhtar Ould Daddah. Avec le recul qu’est ce que tu regrettes, toi personnellement, de votre attitude de l’époque ?

Je ne regrette absolument rien.

 

Toujours avec le recul, comment vous évaluez l’œuvre du président Mokhtar ? N’est-il pas pour vous aussi le père de la nation ?

Commençons par le dernier élément de votre question, le père de la nation. C’est quoi le père de la nation ? Tous les premiers  chefs d’Etat des nouvelles créations étatiques, notamment en Afrique, sont appelés ainsi. On les appelle aussi « les  pères fondateurs ». Xavier  Coppolani  est à l’origine de la création de la colonie de Mauritanie et de l’attribution de ce nom Mauritanie à notre pays. Les historiens coloniaux le présentent comme le père fondateur de la Mauritanie. L’ancien  gouverneur  Christian Laigret, dans « Naissance d’une nation »,  se donne ce titre après avoir réussi à rattacher les deux Hodhs à notre pays.

Les héros de la résistance nationale, par la conjugaison  de leurs actions héroïques, ont contribué à l’ancrage des fondements de l’entité nationale. Pourquoi ne pas les considérer dans une certaine mesure comme des pères fondateurs ou tout au moins comme  nos propres  aïeux sur ce plan ? Les hommes qui les ont relayés dans la lutte pour l’indépendance nationale, notamment les militants  et dirigeants de la Nahda, peuvent prétendre et à juste titre  à la paternité de la nation.   A l’exception, probablement, de Senghor du Sénégal, presque tous les autres premiers  chefs d’Etat ouest- africains, « les pères de la nation »  ont été dégagés du pouvoir par des coups d’Etat militaires.  Presque tous aussi, à l’exception de Sékou Touré de Guinée, ont été choisis, couronnés et assistés dans leur «œuvre »  par la puissance coloniale administrante.

Résumons en quelques mots ce qu’il est convenu d’appeler l’«œuvre » des « pères fondateurs » : l’acte ou la proclamation d’indépendance, l’installation progressive d’une administration autochtone, la réalisation de quelques infrastructures de base, l’extension de l’enseignement de la culture et de la langue du colonisateur et  l’accélération de l’exploitation effrénée des ressources naturelles du pays par l’ancienne puissance  coloniale. Il s’agit de tout un système : le néocolonialisme

En ce qui concerne la Mauritanie, comme ses pairs africains, « notre père de la nation » est incontestablement Mokhtar Ould Daddah. Feu Elhadrami Ould Khatrri m’a dit une fois, au cours  d’un entretien, qu’au début des années 50, il servait comme interprète au commandant français de Port-Etienne (Nouadhibou). Elhadrami se rappelle que ce dernier, avec qui il sortait souvent en tournée, l’agaçait souvent par un tas de  questions sur Mokhtar Ould Daddah et ses frères. Elhadrami soupçonnait qu’on prépare l’un des frères Daddah, plus probablement Mokhtar, à une tâche exceptionnelle.

 

Pourtant plusieurs de tes compagnons de route dans le mouvement des Kadihines ne cessent de vanter aujourd’hui les mérites et le patriotisme  de Mokhtar Ould Daddah.

Je ne dénie pas à Mokhtar Ould Daddah un certain patriotisme. On ne peut que lui reconnaître d’avoir déployé, conjointement avec les autorités  françaises, des efforts énormes pour forcer une place pour la Mauritanie dans le concert des nations. L’absence presque complète des infrastructures et le manque criant de cadres  compliquaient particulièrement cette tâche.

Je lui reconnais également d’avoir cédé au dernier moment aux revendications du mouvement patriotique réclamant plus d’indépendance, notamment économique et culturelle. Cette concession est venue après une opposition farouche à toutes réformes mettant en cause les intérêts du néocolonialisme français. On a tué, on a emprisonné, on a torturé, on a exilé, on a diffamé,  on a renvoyé, on a…on a…on a…avant de reconnaître la légitimité des revendications défendues par le mouvement patriotique de l’époque. La révision des accords de coopération avec la France a déblayé le terrain à : la création de la monnaie nationale, la nationalisation de la Miferma et la réforme de l’enseignement. Dans ce cadre la Mauritanie a ouvert la voie aux autres pays africains.  Nous, militants à l’époque du MND,  nous sommes les premiers héros de ses réformes, et ce pour avoir tout sacrifié pour leur réalisation et pour avoir forcé la main du régime à s’engager dans cette voie. « On a raison de se révolter »,  pour citer l’une de nos éminentes références des années 70. L’évolution des choses a amené les anciens compagnons de lutte à emprunter des chemins différents.  Malheureusement certains, dont de plusieurs victimes de la répression à l’époque,  ont oublié très tôt les épreuves qu’on a vécues  ensemble.

Aujourd’hui, une  certaine opinion cherche désespérément à faire de l’ex- président Mokhtar, une sorte de héros national dont la dimension  dépasse tous les autres. On cherche même à donner à sa personne une sorte de vénération et à nous faire oublier qu’au plan intérieur, son régime était des plus répressifs et des plus impopulaires. Je crois, néanmoins,  que du point de vue de la qualité intrinsèque de l’individu, Mokhtar Ould Daddah fut  un grand homme d’Etat à l’échelon surtout africaine. Ce statut n’a pas épargné tout dernièrement à Blaise Compaoré d’être chassé en plein jour par son peuple. Mais ce qui est encore certain est que le président Mokhtar  n’a surtout pas de place parmi les chefs qui ont mené le mouvement de la décolonisation pour la simple raison qu’à aucun moment, il n’a figuré parmi les militants de cette option. Il est également certain qu’il a réprimé avec la dernière énergie le mouvement national dénonçant l’emprise néocoloniale sur la Mauritanie après l’accession à l’indépendance. Les valeurs d’aujourd’hui, comme la démocratie et les droits de l’homme, n’étaient pas encore à l’ordre du jour.                                                                                                                                                                          Son régime va disparaître avec l’aventure à côté du Maroc au Sahara Occidental. Cette aventure, ce péché capital, est à l’origine de l’instabilité chronique dans laquelle notre pays va s’installer depuis lors. Au début de juillet 1978, tout le monde savait que la situation était telle qu’un coup de force militaire était inéluctable. Il était même salutaire en son temps. Le premier responsable du putsch n’est autre que celui qui a engagé le pays dans un tel conflit. La responsabilité des militaires vient après.  Feu Mohamed Lemine O Ahmed O Djowdja m’a informé  une fois d’une audience que lui a accordée le président Mokhtar, probablement en janvier 1978, audience au cours de laquelle il lui a promu quelque chose dans  un an. Je lui ai répondu immédiatement qu’il ne fallait pas accepter  un tel délai parce que dans un an Mokhtar ne sera plus là.

Propos recueillis par AOC