15ème Sommet de la Francophonie à Dakar : Communauté de qui ? De quoi ?

4 December, 2014 - 00:19

Le 15ème Sommet de la Francophonie s’est déroulé à Dakar du mardi 25 au dimanche 30 Novembre 2014. Une sorte de retour aux sources, avant de se propulser dans un avenir passablement tendu et plus incertain que ses promoteurs semblent le croire. A cet égard, Abdou Diouf, le secrétaire général sortant de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) dont tous les chefs d’Etat présents ont magnifié l’œuvre durant ses trois mandats à la tête de l’Organisation (encadré 1), n’aura pas manqué de rappeler l’éminent rôle que joua le président Léopold Sédar Senghor, dans la conception de ce projet de communauté autour de la langue française. Mais communauté de qui ? De peuples, d’hommes d’affaires, d’Etats ? La question n’est pas vaine, en ces temps où les distances, entre les uns et les autres, sont de plus en plus grandes.

On entend bien, évidemment, le bruit des monnaies, sonnantes et trébuchantes, sous les beaux slogans fraternels. L’économie francophone, c’est 7,2 milliards de dollars de PIB, 8,5 % du revenu nationale brut mondial, 20 % des échanges mondiaux de marchandises, 11 % des échanges mondiaux de produits et services culturels… Mais tout ceci repose sur une trivialité autrement sociale : le nombre de personnes utilisant banalement la langue française. Sur cent individus la parlant, dix d’entre eux ont un impact économique un tant soit peu notable. On comprend ainsi les enjeux. Sept cent cinquante millions de francophones en 2050, ce n’est pas tout à fait la même chose, économiquement parlant, que quatre cent cinquante millions, à la même échéance…

 

Portée du spectacle ?

Il s’agit donc bien, au-delà d’un rassemblement d’Etats et d’hommes d’affaires, de réunir des peuples, de leur trouver, via l’usage d’une même langue, un territoire culturel commun. Trouver : mettre en évidence ou inventer ? Tout est là. S’agit-il d’inculquer des valeurs « nouvelles » – c’est encore le vieux projet d’un Occident porteur de « lumières » et de civilisation, prétexte colonial des siècles derniers – ou construire, à partir des valeurs de chacun, un univers réellement discuté, négocié, chacun à partir de ce qui lui appartient en propre ? Les démarches ne sont évidemment pas les mêmes. Mais le choix de la stratégie dépend beaucoup des moyens pour la mettre en œuvre. Et certes : à court et moyen terme, le matraquage paraît le moins onéreux, pour imposer ses vues. Nos Etats ne manquent pas de nous rappeler ce pesant pragmatisme primaire. Quelle qu’en soit l’efficacité, il a toujours largement pignon sur rue.

En l’occurrence d’un projet qui se doit, au minimum, de « paraître » consensuel, on a substitué, à la chicotte coloniale, le battage des media et des slogans enchanteurs. Celui du 15ème Sommet est tout-à-fait au goût du jour : « femmes et jeunes en Francophonie : vecteurs de paix, acteurs de développement ». On en aura beaucoup parlé tout au long de la semaine, au Village de la Francophonie, un espace de tentes et de stands, dressé dans les jardins du Grand Théâtre de Dakar. Un grand spectacle, assurément, tout aussi digne de ces lieux qu’approprié à nos temps modernes. Représentations nationales, culturelles et artisanales y ont côtoyé organismes de formation, coopération, ONG, grands media francophones, à l’instar de « Jeune Afrique », « Le Monde Diplomatique » ou TV5. Pour le plaisir, varié, de milliers de jeunes lycéens et lycéennes dakarois mobilisés pour la circonstance. On y a remarqué une présence officielle mauritanienne soignée et chaleureuse mais assez décalée, comme d’habitude, de sa réalité francophone (encadré 2). On aura pu voir, ailleurs en ville, des conférences sur le thème central du Sommet ou diverses autres manifestations culturelles, comme cette « Poésie en folie », place de l’Indépendance, où Amadou Sall, notre compatriote peul, s’est à nouveau illustré.

Matraquage efficace ? On peut en douter. Du moins au-delà de l’orbe local – le Sénégal, dont les media, dans toute leur diversité, furent bien sûr très présents durant le Sommet – et de ceux des Etats et media institutionnels. Car aucun media indépendant de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) n’ont été invités ; a fortiori, pris en charge, pour ceux qui se sont fendus d’un déplacement au pays de la Téranga. « Le Calame » aura été l’un des rares – trois ou quatre, semble-t-il – de tout l’ACP francophone hors Sénégal – à investir dans une telle coûteuse couverture. Qu’on en juge : sans parler des frais de déplacement jusqu’à Dakar – une dépense hors d’atteinte pour l’immense majorité des media indépendants des pays ACP non-frontaliers du Sénégal – un simple petit café, au Centre International des Conférences de Diamniadio (CICD) où se tenait le rassemblement, hors du monde, des chefs d’Etat, les samedi 29 et dimanche 30 Novembre, coûtait 1000 FCFA (600 UM) ; tandis qu’entre les frais de taxis, les nuitées d’hôtel et les repas, c’est en centaines de milliers de FCFA que s’élevait la facture de la semaine. La liberté d’informer s’arrête bel et bien à celle du porte-monnaie.

 

Neutralité ou diversité de la Francophonie ?

Les media francophones indépendants de la zone ACP, qui sont, faut-il le rappeler, les premiers relais de la Francophonie dans leur pays respectif – ce n’est pas tout-à-fait rien – se contenteront donc de reprendre et broder sur les reportages de leurs confrères institutionnels. Pas vraiment de quoi contribuer à combler le fossé entre les peuples et ceux qui les gouvernent. Ou, plus prosaïquement encore, avec ceux qui tiennent, plus ou moins directement, les cordons de leurs bourses. On rappellera, ici, que l’Etat français – laïc, il n’est pas vain de s’en souvenir – reste, et de loin, le plus gros financier de l’OIF (voir encadré 3). Cela donne une couleur aux orientations de celle-ci. Et situe, très exactement, les limites du projet de la Francophonie, dans ses actuelles options stratégiques.

« Le plus préoccupant », souligne monsieur Duhaime, administrateur de l'OIF, « réside dans la dépendance envers le financement français. C’est malsain, pour une entreprise, de dépendre massivement d’un seul actionnaire. La Francophonie ne peut vouloir à la fois le beurre et l’argent du beurre […] il faut, absolument, qu’elle se donne les moyens de remplir ses ambitions ». Parmi les Etats du Nord, le Canada et la Suisse sont probablement ceux qui développent au mieux l’idée d’une Francophonie plus réellement centrée sur la conversation des différences, dans toute la diversité de leurs expressions, y compris religieuses. L’élection de la très médiatique madame Michaëlle Jean (encadré 4), une pro de l’image – à la relative surprise de nombre d’observateurs qui pariaient, plutôt, sur le congolais Henri Lopes, voire le mauricien Jean-Claude de l’Estrac, mais qui souligne, fort bien, le caractère médiatique de la domination contemporaine, sera-t-elle de nature à impulser un tel revirement stratégique ? Saura-t-elle gérer les difficultés des Etats africains à trouver un consensus autour d’un candidat du Continent, preuve, semble-t-il, de leur incapacité à assumer la complexité de leurs différences culturelles et économiques ?

Pour entendre  plus précisément notre propos, il faut relire le fameux sondage Gallup de 2009 (1) où, à la question : « Quelle importance occupe la religion dans votre quotidien ? », plus de 90 % des Africains répondaient « importante » ou « très importante », quand seulement 11% des Français en faisaient de même. Du coup, la plupart des projets culturels soutenus, jusqu’ici, par l’OIF méconnaissent, gomment, voire s’affirment en porte-à-faux des réalités populaires africaines, dans leur globalité, jusqu’à être ressentis, en maints endroits, comme des entreprises de contre-culture. C’est là que les limites des courte et moyenne vues apparaissent. Tant qu’on s’ingéniera à matraquer un projet sur des principes exogènes, plutôt qu’à le construire sur une mise en perspectives des différences, sans présumer de son aboutissement (2), on n’obtiendra que l’adhésion des princes et des marchands (3). Le peuple y restera largement réfractaire (voir en encadré 5, l’exemple du Sénégal). Et, au bout du compte, ceux-là n’auront que scié, à coût exorbitant, la branche sur lesquels ils entendaient s’asseoir.

Ian Mansour de Grange

Envoyé spécial à Dakar

 

NOTES

(1) : Le sondage, publié le 9 février 2009, fut réalisé sur trois ans (de 2006 à 2008), auprès de 143.000 personnes, et menée, aléatoirement, par téléphone, sur une aire géographique recouvrant 143 pays, à raison de 1.000 personnes par pays.

(2) : Avec, par exemple, l’idée de diviser TV5–Afrique en deux sous-chaînes, gérées par deux conseils d’administration distincts, comprenant, chacun, une majorité d’administrateurs africains ; nationaux, pour l’une, de pays situés au nord d’une ligne reliant Monrovia à Mogadiscio, et, pour l’autre, au sud de celle-ci ; tandis les pays bailleurs (France, Canada, Belgique, Suisse, etc.) disposeraient, dans les deux cas, d’une minorité chargée, notamment, de préserver les idéaux de fraternité francophone : instaurer une sorte de « compétition dans le bien », en somme, sous arbitrage laïc, permettant, aux uns et aux autres, de mieux s’exprimer et de découvrir les réalités de l’Autre…

(3) : dont le premier forum international s’est ouvert dès le lendemain de la clôture du Sommet, dans la même enceinte fortifiée du CICD.

 

Encadré 1 : l’œuvre d’Abdou Diouf au sein de l’OIF

Monsieur Abdou Diouf est né le 07 septembre 1935, à Louga (Sénégal). Président de la République du Sénégal de 1981 à 2000, il est élu, le 20 octobre 2002, au poste de secrétaire général de l'OIF, succédant à l'égyptien Boutros Boutros-Ghali ; puis reconduit, à l'unanimité, lors des Sommets de l’Organisation, à Bucarest (Roumanie), en 2006, et à Montreux (Suisse), en 2010. « Les statuts institutionnels de l’OIF, le cadre décennal stratégique de Ouagadougou, la déclaration de Bamako, les textes normatifs de la vision pour la paix, la démocratie, l’Etat de droit et la bonne gouvernance portent tous votre marque indélébile », a tenu à lui rendre hommage le président Macky Sall, actuel chef de l’Etat sénégalais et, à ce titre, hôte du 15ème Sommet. Et de conclure : « c’est en reconnaissance de votre œuvre, inestimable, que j’ai décidé de rebaptisé le Centre international de conférence de Diamniadio (CICD), en Centre international de conférences Abdou Diouf (CiCAD). Une façon de vous dire Dieuredieuf » (merci, en wolof). On pourrait ajouter, à cet impressionnant tableau, ses très grands efforts pour améliorer la visibilité mondiale de l’OIF et l’ancrage de sa dimension économique dans les dispositions juridiques des pays-membres.

 

Encadré 2 : la présence de la Mauritanie au Village de la Francophonie

Un espace de 30 m², à l’extrême est du Village de la Francophonie, voici le stand officiel de la Mauritanie. A gauche, les tableaux développés par Cheikh Baye Ould Cheikh Abdallahi, conseiller du président de l’Autorité de régulation, mettent en relief les efforts de la Mauritanie dans l’essor des TIC, également à l’honneur au Village, sous le thème du « numérique au service du développement ». Certes, l’autre aspect du slogan, « le numérique promoteur de la diversité culturelle » n’y est guère présent. Mais faut-il s’en étonner ? Pas plus Mohamed Adnan ould Beyrouck, directeur de la Culture et présentement chef de la délégation, que Brahim ould N’dah, directeur de l’Artisanat, n’y voient un quelconque déficit d’image. On s’assoit, entre gens généreux et aimables, sous la petite khayma ornée de beaux coffres et tapis de prières. Sur une table, à l’extrême gauche, un village toucouleur en miniature, silencieux et immobile, comme pétrifié, rappelle, au visiteur un peu instruit, que la Mauritanie est bien africaine. Mais, pour entendre qu’il y vit, peut-être, aussi « quelques » négro-africains, le visiteur devra se rendre au stand, en face, de la Mauritel, sinon dans les allées commerciales, au nord du Village, où trois boutiques mauritaniennes proposent leurs produits. La Mauritanie francophone sans une présence notable de soninkés, halpulaar et wolofs ? Une énième occasion perdue, sans doute, de faire mentir Biram…

 

Encadré 3 : La part française dans les crédits de l'OIF (en M€ et en %)

France

2006

2007

2008

Contributions statutaires

Dues

Versées

 

11,76 (37 %)

11,76 (38 %)

 

12,06 (37 %)

12,06 (38,43 %)

 

12,39 (35,4 %)

11,65 (50 %)

FMU

Voté au PLF

Versé à l'OIF

 

21,52 (66 %)

20,82 (66 %)

 

21,8 (60,6 %)

20,84 (61,31 %)

 

20,68 (67,69 %)

19,67 (74 %)

 

Encadré 4 : madame Michaëlle Jean, nouvelle SG de l’OIF

Michaëlle Jean est née le 6 Septembre 1957, à Port-au-Prince (Haïti). Après un baccalauréat en langues et littératures hispaniques et italiennes, elle obtient une maîtrise en littérature comparée à l’Université de Montréal. Après ses études, elle enseigne, puis travaille pour un groupe qui aide les femmes victimes de violences conjugales. Femme d’image, icône forte et chaleureuse d’une descendante d’esclaves fière et émancipée, sa carrière télévisuelle lui a valu de nombreux prix. Présidente du conseil d’administration de l’Institut québécois des hautes études internationales de l’Université de Laval (2010) et chancellière de l’université d’Ottawa dès l’année suivante, Michaëlle Jean fut la première personne noire à devenir, le 4 août 2005, gouverneure du Canada. A partir du 1er octobre 2010, elle agit, à titre d'envoyée spéciale, en Haïti, de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), dans le but d'obtenir des fonds pour la reconstruction du patrimoine haïtien et favoriser l'éducation. En avril 2011, la voici nommée, par Abdou Diouf, au poste de « Grand Témoin de la Francophonie », pour les Jeux olympiques d’été, en 2012, à Londres, avant la consécration à la tête de l’OIF, ce dimanche 30 Novembre 2014.

 

Encadré 5 : Francophonie au Sénégal

Le français est la langue officielle du Sénégal, en vertu de l’article premier de la Constitution. Il est donc la seule langue d’enseignement et d’administration. C’est à ce titre qu’il demeure, jusqu’à présent, le seul moyen institutionnel de promotion sociale. Cependant, le rapport de 1990 du Haut conseil de la Francophonie plaçait le chiffre réel des francophones au Sénégal à seulement 10 % et celui des francophones occasionnels à 14 %. Aujourd’hui, on s’entend plus généralement à dire que le pourcentage total des francophones y avoisinerait 30 %. Une situation analogue à celle des locuteurs arabophones (33 %), en dépit de la disproportion des moyens institutionnels et financiers mis à disposition du développement de ces deux langues. Mais le chiffre le plus marquant reste celui du pourcentage de locuteurs tout à la fois francophones et arabophones : à peine 2 %. Pourquoi une telle dichotomie – dangereuse – qui n’existe, pour ainsi dire pas, dans les pays anciennement colonisés par le Royaume-Uni, comme le Nigeria, l’Irak ou Oman, où le pourcentage de bilingues anglo-arabes est beaucoup plus important ? C’est souligner, ici, la problématique endémique de la politique culturelle de la Francophonie, incapable d’assumer la réalité religieuse de l’Afrique.